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Quel type de société les Françaises et les Français veulent-ils ?

En quelques points

Date

30 janvier 2023

Theme

Elections, opinions et valeurs

Frédéric Gonthier, Professeur de science politique à Sciences Po Grenoble et au laboratoire Pacte, @FredGonthier

Il est désormais bien établi que la crise sanitaire liée à la pandémie de Covid19 a conduit à une aggravation exceptionnelle des inégalités sociales. En France, si les politiques sociales et les mesures gouvernementales ont en partie compensé les pertes de revenus des ménages, les inégalités ne s’en sont pas moins creusées du fait de la forte disparité sociale des facteurs aggravants. D’une part, les risques d’exposition au virus étant variables selon les milieux sociaux, ce sont les personnes plus âgées, nées à l’étranger ou habitant dans les communes les plus pauvres qui ont été davantage touchées que les autres. D’autre part, la chute de l’activité économique a conduit à une augmentation du chômage partiel qui a plus concerné les ouvriers et les employés que les cadres ; ce qui a contribué à surtout dégrader la situation financière des ménages dont les revenus étaient déjà les plus modestes. Enfin, l’enrichissement historique des grandes fortunes au cours de la pandémie a conduit à une concentration accrue des richesses.

Tous ces facteurs ont fait réémerger la question de la répartition des richesses dans le débat public. Certes, la thématique des inégalités a peiné à s’inviter dans la séquence présidentielle, escamotée en début de campagne par les préoccupations sanitaires et une focalisation sur l’immigration et la sécurité, puis occultée par la guerre en Ukraine. Pour autant, les interventions répétées des candidates et candidats sur le thème du pouvoir d’achat et des questions comme les droits de succession, la fiscalité du capital ou le revenu étudiant, montrent que les inégalités ont représenté un sous-texte majeur de la campagne présidentielle.

On est donc fondé à se demander comment les Françaises et les Français évaluent la manière dont les richesses sont distribuées aujourd’hui, comment elles devraient l’être et si leurs jugements sont influencés par leur positionnement social et politique. La dernière édition de l’enquête ISSP consacrée aux inégalités sociales, donne plusieurs éléments de réponse.

Une structure sociale jugée trop inégalitaire

Il est courant, dans les enquêtes d’opinion, d’interroger les individus pour savoir s’ils veulent plus ou moins de justice sociale, ou s’ils sont plus ou moins d’accord avec l’idée selon laquelle les inégalités sont trop fortes. Les réponses renvoient généralement l’image d’un large consensus sur une société juste et d’un fort rejet des inégalités. Aussi instructive qu’elle soit, cette image laisse dans l’ombre la question plus globale de la stratification sociale, c’est-à-dire du positionnement hiérarchique des individus dans la structure sociale et des inégalités de richesse qui en découlent.

Pour mieux appréhender les jugements sur la stratification sociale, l’ISSP demande depuis 1999 aux enquêtés de choisir parmi différentes formes stylisées celles qui, selon eux, représentent le mieux la société actuelle et la société idéale. Cinq options sont proposées, allant d’une structure sociale très inégalitaire (type A) à une structure nettement plus équilibrée dans la répartition des richesses (type E), en passant par une gradation de formes intermédiaires (types B, C et D) (figure 1). La question est double et posée ainsi : « D’abord, à quel type correspond la France, quel est le dessin qui la représente le mieux ? Et, à votre avis, à quoi devrait ressembler la France, qu’est-ce que vous préfèreriez ? »

Figure 1 : Types de société montrés dans l’enquête ISSP Inégalités, allant du plus inégalitaire (type A) au moins inégalitaire (type E)

Lors de la dernière enquête réalisée en 2021, environ la moitié des personnes interrogées (46 %) considèrent que la société française ressemble le plus à une pyramide « avec une petite élite en haut, beaucoup de gens au milieu et encore plus en bas » (type B) (figure 2). L’autre moitié se partage entre une vision un peu plus égalitaire ou un peu plus inégalitaire, avec les types C et A qui recueillent respectivement 18 et 17 % des réponses. Le type D, dont le représentation figurée en toupie est souvent utilisée pour illustrer l’idée de moyennisation, n’est choisi que par 13 % des Français. Le type E ne recueille que 2 % des réponses.

La structure en toupie est en revanche mentionnée par la moitié des Français pour caractériser la société idéale ; ce qui traduit sans doute l’attrait symbolique d’une société de « classes moyennes ». La société la plus égalitaire (type E) rassemble 20 % des répondants ; un pourcentage modeste qui exprime peut-être moins l’absence d’aspirations à une société moins inégalitaire qu’une logique d’ajustement de ces aspirations sur les possibilités objectives de changer profondément la structure sociale.

Contrairement à ce qu’on aurait pu anticiper du fait des fortes disparités sociales en matière d’inégalités, les jugements sur la stratification sont peu clivés sociologiquement. Les femmes, les 18-25 ans et les inactifs mentionnent un peu plus le type A. Le type B est légèrement surreprésenté parmi les plus de 55 ans, les moins diplômés, les actifs sans emploi et les retraités. Les différences sont moindres sur les types C, D et E. La position subjective dans la hiérarchie sociale –mesurée dans l’ISSP par le placement des répondants sur une échelle allant de 1 (pour le bas de la société) à 10 (pour le haut)– est un peu plus influente que les facteurs objectifs : celles et ceux qui citent les types A et B se situent en moyenne plus bas sur l’échelle sociale (respectivement 4.1 et 4.8) que celles et ceux qui citent le type C (5.3).

Les variations sociologiques sont encore plus contenues sur la société désirée. Les moins de 45 ans, les actifs sans emploi et les moins favorisés économiquement ont toutefois tendance à préférer une structure plus égalitaire (type C et D).

A première vue, les logiques politiques sont aussi peu discriminantes que les logiques sociales. Comme on l’observe sur la figure 2, c’est surtout la société en toupie qui est plus volontiers utilisée par les personnes qui se situent au centre et à droite pour décrire la société française. S’agissant de la société idéale, à l’exception du type B significativement plus cité à droite, et du type E significativement moins cité au centre, les jugements varient peu selon l’orientation politique. C’est notamment vrai pour le type D qui est le préféré des Françaises et des Françaises. C’est donc plutôt une forme de consensus qui semble se dessiner sur ce à quoi la société française ressemble et sur ce à quoi elle devrait ressembler.

Figure 2 : Chances de choisir un type de société en fonction du positionnement politique. Les coefficients (odds ratio) sont issus de différents modèles de régression logistique contrôlant les effets du sexe, de l’âge, du niveau d’études, de l’emploi, des revenus du ménage, du positionnement subjectif dans la hiérarchie sociale et de l’intérêt pour la politique. Ils se lisent de la façon suivante : sur 100% de chances de choisir un type de société idéale, les personnes qui ne se retrouvent pas dans l’échelle gauche-droite ont 54 % de chances de choisir le type D, 21 % le type C, 19 % le type E, 5 % le type B et 1 % le type A (source : ISSP Inégalités sociales V – France).

Des jugements plus clivés politiquement que sociologiquement

En fait, les logiques politiques à l’œuvre ici reposent moins sur les jugements des individus sur l’état de la société que sur leur rapport au changement social. On sait que les personnes les plus fermées, qui ont une prédisposition psychologique pour la sécurité et une aversion à l’incertitude, préfèrent les valeurs traditionnelles qui garantissent l’autorité, l’ordre et la stabilité sociale. A l’inverse, les personnes plus ouvertes et qui voient dans le changement une opportunité plutôt qu’une menace psychologique, vont se tourner vers des valeurs moins conventionnelles. On sait aussi que ces traits psychologiques et ces orientations de valeurs se traduisent dans des positionnements politiques distincts. La préférence pour le statu quo est plus marquée à droite et à l’extrême droite, alors que le soutien aux transformations sociales est plus prononcé à gauche et à l’extrême gauche.

Pour vérifier cela, on a calculé un score correspondant à l’écart entre type de société actuelle et type de société idéale. Plus le score est positif, plus la structure qu’on appelle de ses vœux est égalitaire, relativement à la structure actuelle ; et inversement. L’amplitude du score indique l’importance de cet écart. Il est par exemple de 1 si le type actuel est A et le type idéal est B. Il est de 2 si le type actuel est B et le type idéal D. De -3 si le type actuel est D et le type idéal est A…. Un score nul signifie donc que la société idéale est la même que la société actuelle. Sans surprise, les scores négatifs sont peu nombreux : seuls 7 % des répondants aspirent à une société plus inégalitaire. Les scores nuls représentent 16 % des réponses. Les scores positifs sont majoritaires, avec respectivement 27, 29, 18 à 3 % pour les scores 1, 2, 3 et 4.

La figure 3 met en évidence l’effet de l’orientation politique sur ce score, les autres facteurs étant tenus constants. Comparativement au fait de se dire de droite, le fait de se dire de gauche augmente significativement la probabilité de choisir une société idéale plus égalitaire que la société actuelle, de l’ordre de 0,4 points pour les personnes de gauche et de 0,8 points pour les personnes très à gauche. Les personnes qui ne se retrouvent pas dans l’opposition gauche-droite se caractérisent elles aussi une probabilité plus forte de vouloir une société moins inégalitaire. Ces résultats confirment combien l’orientation politique peut cliver profondément la propension au changement social.

Figure 3 : Probabilité de choisir une société plus égalitaire en fonction du positionnement politique. Les coefficients sont issus d’un modèle de régression linéaire contrôlant les effets du sexe, de l’âge, du niveau d’études, de l’emploi, des revenus du ménage, du positionnement subjectif dans la hiérarchie sociale et de l’intérêt pour la politique. Ils se lisent de la façon suivante : le fait de se dire très à gauche augmente de près d’un point la probabilité de choisir une société plus égalitaire (source : ISSP Inégalités sociales V).

L’expression tocquevillienne de « passion pour l’égalité » est souvent employée pour rendre compte du fort sentiment d’injustice sociale en France. Les résultats présentés ici permettent de nuancer cette explication trop culturaliste. Au-delà du consensus apparent sur la forme de la société actuelle et celle de la société idéale, l’aspiration à transformer la société et à la rendre moins inégalitaire est loin d’être partagée et reste structurée par l’opposition gauche-droite.

Ce billet est issu d’une note de synthèse plus développée disponible sur le carnet Hypothèses de Progedo.