Jean Marcou, Professeur de droit à Sciences Po Grenoble, chercheur au CERDAP2 et chercheur associé à l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul
Le 18 mars 2023, Mevlüt Çavusoğlu, le ministre turc des affaires étrangères s’est rendu au Caire où il a été accueilli par son homologue égyptien, Sameh Choukri. Loin d’être un déplacement de routine, cette visite a été considérée comme un véritable événement. Depuis dix ans, en effet, une rencontre entre les deux pays n’était pas intervenue à un tel niveau protocolaire. Ce réchauffement turco-égyptien prend place, toutefois, dans une intense activité diplomatique régionale, dont le spectre est beaucoup plus large, et qui voit les équilibres stratégiques se transformer au Moyen-Orient, sous l’effet des conséquences de la guerre en Ukraine.
Un laborieux rapprochement turco-égyptien
La venue du chef de la diplomatie turque au Caire peut apparaître comme l’aboutissement logique de deux ans de reprise de contacts. Au printemps 2021, les deux frères ennemis de la Méditerranée orientale avaient annoncé leur intention de mettre un terme à la brouille qui avait suivi l’arrivée au pouvoir d’Abdel Fattah al-Sissi. L’éviction par les militaires de Mohamed Morsi, le président égyptien issu des Frères musulmans , élu un an plus tôt, avait conduit à une dégradation des relations diplomatiques turco-égyptiennes au niveau de chargé d’affaires, l’ambassadeur de Turquie au Caire ayant été déclaré « personna non grata », en novembre 2013. Par la suite, tandis que Recep Tayyip Erdoğan ne manquait pas une occasion, dans les enceintes internationales, de qualifier le chef de l’État égyptien de « putschiste », le fossé s’était encore élargi entre les deux pays, prenant une dimension non seulement politique, mais aussi économique. Parallèlement, en 2017, sur différents théâtres d’opération, la Turquie se rapprochait de l’Iran, mettant sur pied avec ce dernier et la Russie, le processus d’Astana, pour essayer de résoudre le conflit syrien, ou apportant son soutien, aux côtés de la république islamique, au Qatar pour aider ce dernier à surmonter l’embargo décrété contre lui par ses voisins.
À cette époque, notamment, les incidents diplomatiques se multiplient entre la Turquie et les alliés de l’Égypte dans le Golfe que sont les Émirats et l’Arabie saoudite. En outre, la question du partage des ressources gazières de la Méditerranée orientale et l’intervention turque dans la deuxième guerre civile libyenne avivent encore la rivalité entre Le Caire et Ankara, faisant même dire à certains observateurs que les relations turco-arabes, dans leur ensemble, sont en train de redevenir aussi exécrables que ce qu’elles avaient pu être pendant la guerre froide.
Au premier semestre 2021, alors que l’entrée en fonctions de Joe Biden donne l’impression qu’une nouvelle ère est en train de s’ouvrir, les deux pays amorcent un rapprochement. Mais ce dernier est laborieux. Bien que la Turquie ait fait taire les opposants égyptiens réfugiés sur son territoire, les réunions bilatérales qui ont lieu régulièrement peinent à se traduire par des actes. Plus préoccupant encore, en octobre 2022, la Turquie signe avec la Libye, un accord de prospection d’hydrocarbures qui fait écho à celui par lequel, en 2019, les deux pays avaient délimité leur zone maritime économique exclusive, au grand dam de la Grèce, de Chypre et de l’Égypte. La réaction du Caire ne se fait pas attendre, les pourparlers de rapprochement initiés en 2021 sont suspendus, et certains prédisent déjà un retour au statu quo antérieur. Pourtant, la relance de la brouille turco-égyptienne n’a pas eu lieu, car le contexte régional montre chaque jour à quel point il a changé. La guerre en Ukraine est en train de conforter l’atténuation des confrontations durables au Moyen-Orient, qui étaient en toile de fond du différend entre Le Caire et Ankara…
La fin de la nouvelle guerre froide moyen-orientale
Le symbole de cette nouvelle donne et de cette dynamique ambiguë de l’apaisement est sans aucun doute la réconciliation entre l’Arabie saoudite et l’Iran, supervisée par la Chine. La rupture des relations diplomatiques entre les deux pays, après l’exécution du leader de la communauté chiite saoudienne, Nimr Baqr al Nimr, en janvier 2016, avait reflété alors l’avènement d’une nouvelle rivalité entre Téhéran et Riyad, dans laquelle certains n’avaient pas hésité à voir l’annonce d’une véritable guerre froide moyen-orientale. La détente saoudo-iranienne, consacrée à Pékin le 10 mars 2023, était à l’ordre du jour, car elle figurait sur l’agenda diplomatique des deux pays depuis deux ans. La véritable surprise a été cependant le rôle joué par la Chine qui, en s’entremettant de la sorte, confirme la place politique qu’elle a acquise, au cours des dernières années, au Moyen-Orient, en occupant de façon spectaculaire, le vide laissé par les États-Unis.
Cette présence ascendante de la Chine sur la scène moyen-orientale découle aussi de la reconfiguration stratégique provoquée par la guerre en Ukraine, qui a contribué à rapprocher les intérêts des deux rivaux. Depuis le début de la crise ukrainienne, le soutien de l’Iran à la Russie est allé crescendo. Si, pour sa part, l’Arabie saoudite a formellement condamné l’invasion de l’Ukraine, elle n’a pas appliqué par la suite les sanctions contre Moscou. Russes et Saoudiens se sont bientôt retrouvés pour s’opposer au souhait de Washington d’accroitre la production mondiale d’hydrocarbures et pour défendre les cours du brut, les premiers pour financer la guerre qu’ils ont déclenchée, et les seconds pour soutenir la reconversion de leur économie. La décision de l’OPEP+ de baisser ses quotas de production, le 5 octobre 2022, a été vécue par les Etats-Unis comme la véritable trahison d’une Arabie saoudite qui n’hésite plus à afficher ses convergences de vue avec la Russie et la Chine, lorsque ses intérêts le lui commandent.
Au cours de l’été 2022, alors même que la défection de Riyad sur le front énergétique s’annonçait, le président américain s’était rendu en Arabie saoudite, acceptant de rencontrer le prince Mohamed Ben Salmane (MBS), ce qu’il avait juré de ne jamais faire après l’affaire Khashoggi. Mais ce Canossa moyen-oriental n’aura pas suffi à regagner les bonnes grâces d’un allié saoudien, qui au cours des dernières années, et particulièrement sous l’impulsion de MBS, a réussi à gagner une latitude qui lui permet désormais de faire cohabiter sa relation historique avec les États-Unis, d’une part, avec de nouvelles convergences avec la Chine ou la Russie, d’autre part.
Le plus préoccupant pour les Occidentaux est que ce grand écart saoudien n’est pas une exception dans le Golfe, puisque dans ce domaine les Émirats ont même une longueur d’avance. Abou Dabi est allé jusqu’à s’abstenir au Conseil de sécurité des Nations unies, lors du vote de la résolution américaine appelant au retrait immédiat des troupes russes, au lendemain de leur entrée en Ukraine. Par la suite, bien que les Émiratis aient formellement condamné l’invasion russe dans diverses instances, leur refus d’appliquer les sanctions occidentales contre Moscou a pris l’aspect d’une neutralité frayant de plus en plus avec la complaisance. Car Dubaï est devenue entretemps l’un des sanctuaires financiers majeurs, qui permet à la Russie d’acquérir les biens que les marchés internationaux prétendent lui interdire, en application des sanctions occidentales.
Le Golfe, nouveau centre de gravité du Moyen-Orient ?
L’importance prise par le Golfe au Moyen-Orient s’observe aussi dans les visites que ne cesse d’y effectuer Bachar el-Assad, depuis un an. L’affaire a enfin commencé à être prise très au sérieux, le 19 mars 2023, quand le président syrien, significativement accompagné de son épouse Asma, a été solennellement accueilli à Abou Dhabi par le Cheikh Mohamed Ben Zayed (MBZ). En réalité, pour comprendre l’importance de cet événement, on doit se rappeler que les Émirats ont rouvert leur ambassade à Damas dès la fin de l’année 2018, et observer par ailleurs que l’Arabie saoudite, plus réticente au départ, se propose de faire de même sous peu. C’est aussi aux Émirats, il y a un an (le 18 mars 2022) que le chef de l’État syrien avait effectué sa première visite dans un pays arabe, depuis les débuts de la guerre civile en 2011, avant d’être accueilli en Oman par le sultan Haitham Ben Tarek, le 22 février 2023. S’il est vrai que les deux derniers déplacements dans le Golfe, en Oman et aux Émirats, du leader syrien sont aussi liés à la recherche de fonds pour faire face aux conséquences du séisme qui a frappé la Turquie et son pays, le 6 février dernier, il est certain qu’ils consacrent le grand retour du régime baasiste sur la scène moyen-orientale, et qu’ils annoncent sa prochaine réintégration dans la Ligue arabe. En œuvrant à cette normalisation du statut de la Syrie sur la scène internationale, les pays du Golfe confortent un mouvement qui, depuis plusieurs années, a marginalisé les Occidentaux dans le règlement du conflit syrien, tout en ramenant Damas dans le giron arabe, après de longues années de relations privilégiées avec Moscou et surtout Téhéran.
L’importance du Golfe a été aussi perçue par la Turquie, autre acteur important de la région. Dans le sillage de son premier retour vers l’Égypte, Recep Tayyip Erdoğan a reçu en novembre 2021, le prince MBZ, avant de se rendre à son tour aux Émirats en février 2022, consacrant la fin d’une brouille qui n’avaient cessé de s’approfondir depuis les débuts des printemps arabes entre Ankara et Abou Dabi. De la même façon, le président turc a reçu MBS en Turquie, au mois de juin 2022, après être allé en Arabie saoudite, en avril 2022, pour restaurer, non sans mal, une relation fortement malmenée par l’assassinat du journaliste dissident Jamal Khasshogi, qui avait eu lieu au consulat général du royaume, à Istanbul. Derrière ce regain d’intérêt turc pour le Golfe, il faut voir les préoccupations économiques et financières d’un pays qui affronte une crise économique particulièrement grave. Début mars 2023, alors que les Émirats venaient de signer un accord de libre-échange avec Ankara, le Fonds saoudien pour le développement a déposé 5 milliards de dollars à la Banque centrale de Turquie, pour soutenir l’économie de ce pays, au moment où celle-ci est fortement ébranlée de surcroit par les conséquences du séisme du 6 février dernier.
Mais au-delà de ces raisons prosaïques, ce mouvement est aussi motivé par des préoccupations diplomatiques. Ankara tente depuis plusieurs mois de renouer avec Damas en espérant encourager le retour au pays d’une partie des 4 millions de réfugiés syriens qu’elle abrite sur son sol. Mais le régime baasiste ne semble pas enclin à négocier, tant que l’armée turque n’aura pas évacué les territoires qu’elle occupe, au terme de trois interventions militaires conduites depuis 2016. L’appui du Golfe dans ce processus pourrait ainsi s’avérer précieux, et ce d’autant plus que les Russes semblent soutenir les exigences syriennes, au moment où ils commencent à douter de la fidélité de leurs amis turcs. Sous la pression des Occidentaux, les autorités turques viennent en effet, pour la première fois, de durcir leur politique douanière pour empêcher Moscou de contourner les sanctions internationales. Cette posture pro-occidentale pourrait être confortée, si jamais l’opposition l’emportait, lors des élections du 14 mai 2023 qui doivent se tenir dans ce pays. Mais nous n’en sommes pas encore là…