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Les drones, nouvelle arme de la diplomatie turque ?

En quelques points

Date

19 avril 2021

Theme

Moyen-Orient

Jean Marcou, Professeur de droit à Sciences Po Grenoble, chercheur au CERDAP2 et chercheur associé à l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul

Après l’idéalisme de la diplomatie d’Ahmet Davutoğlu et le soft power véhiculé par les séries turques désormais interdites dans une partie du monde arabe, Ankara s’est plutôt distinguée, ces dernières années, par son recours de plus en plus fréquent au hard power, avec pas moins de quatre interventions militaires en Syrie, une politique de la canonnière en Méditerranée orientale pour interférer dans le grand jeu gazier qui s’y déroule, et des projections de mercenaires en Libye ou dans le Caucase. Au cœur de ces opérations militaires récentes, l’usage emblématique et systématique des drones a révélé non seulement la maitrise par la Turquie de cette technologie, mais aussi le rôle déterminant que cette dernière pouvait jouer dans de nouveaux conflits.

En mai-juin 2021, en Libye, le recours à ce nouvel équipement a véritablement inversé le sort des armes au profit du gouvernement de Tripoli (GNA – Gouvernement d’alliance nationale), qui était encore, quelques semaines auparavant, en très mauvaise posture face à l’Armée nationale libyenne (ALN) du général Khalifa Haftar, pourtant équipée du système russe anti-aérien à courte portée, Pantsir. Le succès des drones a ainsi contribué à amplifier les effets de la nouvelle diplomatie offensive de la Turquie au Proche-Orient et alentours, qu’elle y soit admirée ou au contraire redoutée.

L’usage des drones turcs, révélateur des nouvelles tendances des guerres actuelles

Les dirigeants et les médias turcs (en particulier la presse la plus pro-gouvernementale) se sont largement faits l’écho du rôle joué par les drones, en particulier en mai 2021, lors de la reprise par le GNA de la base d’al-Watiya, à l’est de Tripoli. Mais le phénomène n’a pas échappé non plus à de nombreux observateurs ou responsables étrangers. Dès 2019, la presse de défense spécialisée israélienne soulignait l’importance des drones turcs en Libye où ils avaient déjà été déployés. Et depuis la même époque, le groupe américain Bloomberg n’a cessé de consacrer des études à l’usage des drones par la Turquie, évoquant l’apparition d’une « nouvelle guerre des drones » et les capacités de cette arme à changer la configuration des conflits contemporains. À la mi-juillet 2020, peu après l’épisode de la contre-offensive turque contre l’ALN en Libye, le ministre britannique de la défense, Ben Wallace, lors d’une conférence au Air and Space Power Conferencedu Royaume-Uni, insistait sur l’efficacité démontrée des drones turcs en Libye et en Syrie. Il déclarait en particulier : « Nous devons nous instruire des autres. Regardez comment la Turquie a opéré en Libye où elle utilise ses drones Bayraktar TB-2, depuis la mi-2019 (…) ou observez l’implication de la Turquie en Syrie et son utilisation de la guerre électronique, des drones légèrement armés et des munitions intelligentes pour neutraliser les chars, les véhicules blindés et les systèmes de défense aériennes.»

Plus récemment, au début d’avril 2021, dans un article au titre significatif, « Droning on in the Middle East », Francis Fukuyama a mis en exergue le cas turc pour montrer comment les drones sont susceptibles de la changer la donne dans les conflits contemporains. Le célèbre professeur de l’Université Johns-Hopkins a manifestement été impressionné par l’attaque dévastatrice menée, en mars 2020, par des drones d’Ankara contre l’armée syrienne en représailles à une frappe russe qui venait de tuer plus d’une trentaine de soldats turcs dans l’enclave d’Idlib. Des vidéos montrent comment une centaine de blindés et de multiples installations ont été facilement anéantis par ces véhicules aériens sans pilote, « peu coûteux » et finalement « pas si difficiles à fabriquer ». Un scénario comparable mais plus destructeur encore s’est produit à l’automne 2020, pendant la seconde guerre du Haut-Karabakh, lorsque l’Azerbaïdjan l’a emporté, en faisant en particulier un usage immodéré de drones turcs et israéliens. Selon Fukuyama, cette arme nouvelle est en train de contester la primauté des tanks sur les champs de bataille, et en l’occurrence elle a aussi permis à la Turquie « de se poser en pouvoir régional au cours de l’année 2020 » par des interventions calibrées, lui permettant d’influer sur l’issue de trois conflits différents dans son environnement proche, tout en conservant une marge de manœuvre dans les relations contradictoires qu’elle peut avoir avec son voisin russe ou son allié américain.

Comment et pourquoi la Turquie est devenue productrice de drones ?

Au début du 21e siècle, l’armée turque se met à utiliser des drones dans sa lutte contre la guérilla kurde du PKK, et ce, au départ, à des fins d’observation. Face aux réticences américaines à lui fournir cet équipement de pointe, Ankara s’est tournée vers Israël qui en est l’autre grand producteur historique, et qui s’en sert, pour sa part, entre autres, contre les Palestiniens. La Turquie, qui a alors de bonnes relations avec l’État hébreu, achète ainsi des Heron israéliens qu’elle ne tarde pas à perfectionner, à moindres frais, avec des équipements optiques produits localement par l’entreprise ASELSAN. Pourtant, à la fin de la première décennie du nouveau millénaire, ses rapports avec Israël se détériorent, faisant peser une incertitude sur la poursuite de ces approvisionnements turcs en drones israéliens.

La Turquie va être cependant en mesure de fabriquer rapidement ses propres drones. Ayant en effet gardé un souvenir cuisant de l’embargo dont elle avait été l’objet après son intervention à Chypre en 1974, elle a développé, depuis plusieurs décennies, une importante industrie nationale d’armement sur le modèle de l’État hébreu, lui aussi soucieux de son indépendance en la matière. Elle possède ainsi un ensemble d’entreprises spécialisées qui travaillent avec des pôles de recherche universitaires et produisent de nombreux armements originaux ou sous licence (montage de chasseurs américains F-16 ou d’hélicoptères européens Eurocopter A532, production d’un char de fabrication locale, l’Altay, de véhicules blindés ou de fusils d’assaut…). Ce dispositif éprouvé lui permet de se donner pour ligne de conduite de systématiquement parvenir à produire elle-même les armements qu’elle a dû précédemment importer. La production indigène de drones, qui survient au moment où par ailleurs Ankara entre dans le club restreint des pays capables de produire et d’exporter leurs propres navires de guerre (programme de frégates MILGEM, porte-avion Anadolu), reflète néanmoins l’image d’une industrie militaire de plus en plus performante, qui s’appuie en particulier sur une intense activité de recherche.

L’avènement en 2002 du gouvernement de l’AKP a accru encore l’ampleur de ce phénomène. Avec Recep Tayyip Erdoğan, la production indigène d’armements de haute technologie se retrouve au cœur d’une équation diplomatique de plus en plus offensive. La présidence turque des industries de la défense (cf. site officiel : SSB, Savunma Sanayii Başkanlığı) ne cesse ainsi d’émettre des appels d’offres pour la production d’un équipement dont peu de pays maitrisent encore bien la technologie, à tel point que la Turquie se retrouve peu à peu à la tête d’une industrie diversifiée du drone, à la fois publique et privée.

Produit par Turkish Aerospace Industries (TAI), le Anka est le premier drone turc, testé en 2010 et commercialisé en 2012. Drone d’observation à l’origine, il a pour spécificité de résulter d’un assemblage de composants exclusivement locaux et donne lieu depuis 2018 à de nouvelles versions armées, en particulier le Anka S. Parallèlement la conception et la production de drones est aussi une affaire de famille en Turquie, car son volet privé dépend de Kale-Baykar, un consortium créé par Selçuk Bayraktar, l’époux de la fille cadette (Sümeyye) de Recep Tayyip Erdoğan. Au cours de la précédente décennie, cet ingénieur (formé à l’Université technique d’Istanbul, à l’Université de Pennsylvanie et au Massachussetts Institute of Technology) a convaincu les dirigeants turcs de l’efficacité de cette nouvelle arme, en produisant, dès 2009, le TB1, mais surtout en sortant, à partir de 2014, le drone de combat, Bayraktar TB2, qui s’est largement illustré sur les théâtres d’opérations syrien, libyen et caucasien en 2020.

Les drones indicateurs de nouvelles postures de la diplomatie turque

En dépit des thèses de Fukuyama (dont on a appris à se méfier), il n’est pas acquis que les drones menacent aujourd’hui de précipiter l’arme blindée dans les oubliettes de l’histoire, comme le porte-avions a effacé le cuirassé pendant la guerre du pacifique. Ces nouvelles armes ont certes prouvé leur efficacité dans des conflits asymétriques (guérilla kurde), pour détecter et neutraliser des forces non conventionnelles jouant de l’avantage du terrain, voire dans des conflits plus classiques où l’adversaire disposait d’un armement terrestre traditionnel (artillerie, blindés…), parfois en nombre, mais pas toujours assez protégé électroniquement (Syrie, Libye, Haut-Karabakh…).

La production de drones d’ailleurs laisse entière pour la Turquie le problème de l’acquisition d’un nouveau chasseur performant susceptible de remplacer sa flotte vieillissante de F-16, ses commandes du nouvel avion américain F-35 étant bloquées, depuis qu’elle s’est dotée de missiles russes de défense aérienne S-400. Il reste que les succès à répétition et parfois spectaculaires de ses drones, l’année dernière, dans plusieurs conflits, où leur engagement s’est avéré décisif, ont indéniablement donné à la Turquie dans ce domaine une réputation, dont elle essaye également de retirer les fruits sur le plan diplomatique ; comme le montre un exemple des plus immédiats, au Moyen-Orient et en Méditerranée orientale.

À la mi-mars, on a ainsi appris non sans surprise de la bouche même de Recep Tayyip Erdoğan que l’Arabie saoudite s’intéressait très sérieusement aux drones turcs, alors même que depuis plusieurs années les relations entre les deux pays sont difficiles et qu’elles ont même traversé des périodes de tensions extrêmes, lorsqu’en 2017, Ankara a soutenu le Qatar, aux prises avec un embargo décrété contre lui par Riyad et ses alliés ou, en 2018, lorsque le journaliste dissident Jamal Khashoggi a été assassiné au consulat général d’Arabie saoudite à Istanbul. Il est vrai que depuis le début de l’année 2021, les lignes bougent au Moyen-Orient. Fin février 2021, l’embargo dont Doha était l’objet a été levé et, peu après, au début du mois de mars 2021, Ankara a fait connaitre son intention de renouer avec son rival égyptien dans un mouvement qui ressemble fort à une tentative de détricotage des liens qu’Athènes a patiemment noués, ces dernières années, avec le pays arabes sunnites conservateurs pour isoler son voisin turc au Proche-Orient. Recep Tayyip Erdoğan a certes estimé que la demande de l’Arabie saoudite était quelque peu « confuse », en s’étonnant par ailleurs que Riyad puisse organiser parallèlement avec la Grèce des manœuvres aériennes conjointes, mais il semble que l’affaire était en instance depuis 2017, et que la Turquie a levé les derniers obstacles à sa conclusion, en usant des leviers qui pouvaient être les siens en la matière. Ainsi deux compagnies saoudiennes devraient prochainement fabriquer un drone sous licence (le Karayel-SU) avec la compagnie turque Vestel Savunma.

Les drones du Dombass, nouvel exemple de la fragilité des relations russo-turques

Plus au nord, les drones turcs acquis par l’Ukraine sont au cœur d’enjeux qui pourraient s’avérer beaucoup plus importants. À la mi-avril 2021, en effet, l’Ukraine a déployé des drones Bayraktar TB2, dans le Dombass, sa région la plus orientale où sa souveraineté est contestée depuis 2014 par des séparatistes russophones soutenus par Moscou. La nouvelle a fait d’autant plus sensation que l’efficacité de cette arme a justement été démontrée, l’an passé, en Libye, aux dépens du système russe Pantsir. Elle intervient surtout dans un contexte où les relations russo-turques paraissent de plus en plus incertaines. En dépit du processus d’Astana (convergence sur le règlement du conflit syrien entre la Russie, l’Iran et la Turquie, qui soutiennent pourtant des belligérants différents), la situation de l’enclave d’Idlib qui avait déjà provoqué une crise entre Ankara et Moscou au début de l’année 2020, est toujours en suspens. Et si, à l’automne 2020, les deux pays se sont accordés pour cogérer la sortie du conflit arméno-azerbaïdjanais, l’implication qui y a été celle de la Turquie aux côtés de Bakou, notamment du fait de la fourniture de drones, a plus été tolérée que vraiment approuvée par la Russie.

Ainsi, dans le cadre de cette relation ambiguë avec Moscou, l’usage ou la fourniture de drones devient un argument dont Ankara étend bien profiter. De surcroit, avec l’Ukraine, il ne s’agit plus simplement de livraison ou de production sous licence, mais bien d’une collaboration pour créer conjointement de nouveaux drones plus performants, puisque Kiev dispose en ce qui concerne la production de certains de leurs composants (motorisation notamment) d’un savoir-faire potentiel hérité de l’ex-URSS. L’annonce de nouveaux achats de matériel turc par l’Ukraine (drones et corvettes) en décembre dernier, puis la confirmation de cette coopération militaire et du rejet par Ankara de l’annexion russe de la Crimée, lors de la visite du président ukrainien, Volodymyr Zelensky, en Turquie, le 10 avril 2021, semblent néanmoins commencer à avoir raison de la patience de Vladimir Poutine. À la mi-avril 2021, prenant prétexte de l’aggravation de la crise sanitaire, la Russie a suspendu pendant un mois et demi ses liaisons aériennes avec la Turquie, une décision qui est lourde de conséquences, pour un pays plongé dans une crise financière sans précédent, où les Russes constituent le premier contingent touristique (7 millions de touristes, en 2019).

Reste donc à savoir si la coopération turco-ukrainienne en matière de drones et la réaction russe qu’elle provoque illustrent, comme dans l’exemple saoudien précédent, une évolution sensible de la diplomatie turque, qui pourrait indiquer qu’Ankara est en train de remettre en cause la forte convergence qu’elle a souvent affichée avec son voisin russe, ces dernières années, pour revenir vers ses alliés occidentaux. Le soutien turc à la candidature de Kiev à l’OTAN, que Recep Tayyip Erdoğan a ostensiblement réaffirmé, lorsqu’il a accueilli récemment son homologue ukrainien, est un autre indice qui incite à se demander si ce processus n’est pas déjà amorcé en mer Noire.