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La chute du mur de Berlin et après ? Une ou deux Allemagne ?

En quelques points

Date

07 novembre 2019

Theme

Etudes européennes

Sylvie Lemasson, Sciences Po Grenoble, CESICE

Le titre de l’un des derniers livres de Christa Wolf, célèbre écrivain de l’ancienne République démocratique allemande (RDA), continue de marquer les esprits des Allemands de l’Est. Trente ans après la chute du mur de Berlin, son fameux Ce qui reste interroge toujours le quotidien d’une population, toutes générations confondues, en demande d’inventaire politique.

Si un peu plus des deux-tiers des Allemands reconnaissent aujourd’hui un gain indéniable en matière de libertés individuelles, ils sont tout aussi nombreux à juger négativement le processus de l’unification allemande qui s’est soldé à leurs yeux par une absorption pure et simple de leur pays à l’Allemagne de l’Ouest (RFA). Déjà à l’époque, l’intelligentsia est-allemande comme la majorité des manifestants dressés contre le parti au pouvoir (SED) réclamaient non pas la disparition de la RDA mais un changement de régime dans le sillage des transitions en cours d’Europe centrale et orientale.

Or, dès l’ouverture du mur de Berlin, le 9 novembre 1989, au terme d’une invraisemblable bévue de la part du responsable de la communication du SED qui se trompe de jour (il s’agissait en réalité du 10 novembre), le gouvernement de Bonn s’engouffre dans les premières brèches. En perdant le contrôle de l’information, et par conséquent de l’organisation des contrôles aux postes-frontières, les autorités est-allemandes se trouvent d’emblée disqualifiées pour se ménager une porte de sortie, alors que les représentants de la société civile vont se retrouver tout aussi rapidement marginalisés faute de solution miraculeuse capable de concurrencer le pont en or déployé par le chancelier Helmut Kohl.

L’afflux en quelques heures de la population est-allemande à Berlin-Ouest équivaut à un plébiscite du système occidental avec l’assurance d’un niveau de vie supérieur. L’annonce d’une libre-circulation électrise des Allemands de l’Est dont les déchirures familiales résultent de la division du monde en deux blocs antagonistes. Au soir du 9 novembre, personne n’imagine revenir en arrière. Autrement dit, renouer avec un régime autoritaire maniant la délation entre citoyens et la surveillance de chaque individu comme une règle d’airain.

La politique de reconstruction en débat

Si trente ans plus tard, le tremblement de terre qui a englouti tous les étages de la maison est-allemande ne suscite aucun regret, c’est la politique de reconstruction qui anime les débats. Car dans les cinq Länder de l’Est (sur les seize que compte l’Allemagne réunifiée), on aime se rappeler les réformes envisagées par les participants de la Table ronde. En prenant modèle sur la Pologne, ce cénacle réunit alors les forces vives de l’opposition et des mouvements civiques de la RDA. Il se fixe comme mission de plancher sur les contours d’une communauté contractuelle entre les parties est et ouest-allemandes. En somme, de réfléchir à un ensemble confédéral permettant à l’ex-RDA de sauvegarder certains de ses acquis sociaux.

Mais ce projet de société novatrice, dépouillée de tout avatar du SED, s’écroule rapidement sous le poids des propositions ouest-allemandes. Les alternatives à une fusion orchestrée par le chancelier Helmut Kohl font pâle figure face à la puissance de feu économique de la RFA. En décidant d’agir vite au plan intérieur, les autorités de Bonn phagocytent les échanges. La reconnaissance d’une stricte parité entre les deux monnaies, en surévaluant de facto l’épargne est-allemande, aiguille de manière irréversible le train de l’unification vers l’unité monétaire – et partant politique.

Au plan international, la sortie de l’ordre de Yalta dépend également de la partie ouest-allemande qui fait main basse sur le dossier diplomatique. Dans le cadre du traité « 2 + 4 », conclu de jure entre les deux Etats allemands d’un côté, les Etats-Unis, la France, la Grande-Bretagne et l’Union soviétique de l’autre, le ministre des Affaires étrangères Hans-Dietrich Genscher ignore son homologue est-allemand en parlant, déjà, au nom d’une seule entité. Les discussions sur la reconnaissance de la frontière orientale de la « grande » Allemagne (vis-à-vis de la Pologne), sur l’intégration du territoire est-allemand à l’OTAN (vis-à-vis de l’URSS) ou sur le format de la « nouvelle » armée allemande (vis-à-vis de la France) sont autant de points épineux que le gouvernement de Bonn tranchent directement avec ses partenaires étrangers. En considérant que la RDA est dépourvue de toute légitimité, puisque son socle idéologique n’a plus de raison d’être, la RFA s’impose comme le seul interlocuteur crédible. La Perestroïka prônée par Mikhaïl Gorbatchev ne s’encombre de surcroît d’aucun verrou, et surtout pas d’une RDA symbolisant l’époque révolue de la guerre froide.

Getty. Crédits : ullstein bild

Pourquoi tant d’amertume ?

Mais alors pourquoi une majorité d’Allemands de l’Est exprime-t-elle tant d’amertume, et parfois de ressentiment à propos d’un processus d’unification doublement plébiscité ? Tout d’abord, grâce à deux slogans qui contestent, puis rejettent le régime du SED. En passant de « nous sommes LE peuple » (signifiant la volonté de décider en lieu et place du SED) à « nous sommes UN peuple » (exprimant le souhait d’une unité panallemande), les manifestants signent la mort cérébrale d’un système dépassé par les événements. Enfin, à travers des élections démocratiques qui débouchent sur une large victoire de la CDU est-allemande, parti frère d’Helmut Kohl.  

A posteriori, cette unification se juge pour beaucoup à l’aune d’une véritable annexion (pour certains même d’une « colonisation structurelle ») se percevant à travers un déclassement social, voire culturel. C’est que la fameuse thérapie de choc a laissé sur le carreau des millions de gens. Les entreprises non conformes au mode de production de l’Ouest ont fermé à tour de bras quand elles n’ont pas été  bradées par l’organisme en charge de la privatisation des anciens bassins d’activités de la RDA. Rappelons que 40% des salariés perdent du jour au lendemain leur emploi en raison de la fermeture des conglomérats.

Le passage d’une économie planifiée à une économie de marché se traduit par la précarisation du tissu social  – qui touche particulièrement les femmes, naguère très investies dans la société est-allemande. Privées de crèches d’entreprises et d’encadrements propices à de nouveaux emplois, elles payent au prix fort l’effondrement de pans entiers de la RDA. Le déclin démographique que connaissent les Länder de l’Est découle en partie de ces changements radicaux. Et la relève des cadres venus de l’Ouest dès 1990 se fait toujours attendre.

Que reste-t-il donc d’un pays pour lequel la chute du mur de Berlin devait se transformer en « paysages florissants », selon la formule du chancelier qui embarque dans son équipe gouvernementale la jeune Angela Merkel venue de l’Est ? La machine à unifier se serait-elle muée en une broyeuse identitaire ? La Constitution allemande n’a accordé aucune place à l’héritage est-allemand que ce soit en matière de santé ou de logement. Le droit à l’avortement en vigueur en RDA, moins restrictif qu’en RFA, aurait pu par exemple atténuer le sentiment d’une méconnaissance, sinon d’une indifférence venant d’une RFA « au-dessus de tout ». La Table ronde avait d’ailleurs suggéré un référendum sur la nouvelle Constitution qui, finalement, reprend la Loi dite fondamentale ouest-allemande.

Aujourd’hui, l’analyse critique du processus d’unification se traduit par un rapport différent à l’Europe et à l’histoire allemande. Ceux qui soulignent la domination de l’ex-RFA et l’absence d’ascenseur social dans l’ex-RDA, avec un taux de chômage deux fois plus élevé et des salaires inférieurs de 20% en moyenne, sont également ceux qui cultivent une identité régionale et nationale forte. Plus remarquable encore, la référence à l’ascendant est-allemand joue un rôle de plus en plus important parmi la génération qui n’a pas connu la RDA. L’idéal d’une société solidaire et égalitaire sert d’exutoire.

Mais la recherche d’une voie singulière banalise aussi les marges politiques. A savoir, le parti d’obédience communiste (die Linke) et le parti d’extrême droite (AfD). Bien qu’il ne faille confondre l’essence des deux formations, force est de constater qu’elles engrangent leurs meilleurs résultats dans les Länder de l’Est, l’AfD représentant même depuis les dernières élections régionales de 2019 le second groupe politique.  L’« Autre Allemagne » se scrute toujours dans l’ancienne RDA – même si, avec 16 % de la population allemande, son poids démographique reste mineur.