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Au revoir Aydın Uğur !

En quelques points

Date

22 août 2022

Theme

Moyen-Orient


Jean-Paul Burdy, Maître de conférences d’histoire contemporaine à Sciences Po Grenoble (jusqu’en 2015) ; Jean Marcou, Professeur de droit à Sciences Po Grenoble, chercheur au CERDAP2 et chercheur associé à l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul

Notre collègue et ami le professeur Aydın Uğur, est décédé à Istanbul à 71 ans, le 2 août 2022, après une longue maladie. Son prénom, « Aydın », le prédestinait sans doute à sa trajectoire personnelle et universitaire : il peut, en effet, se traduire, au choix, par « le lettré », « l’instruit », « l’éclairé » (au sens des Lumières), ou « l’intellectuel ». Une dénomination bienvenue qu’a soulignée l’ancienne rectrice de l’Université de Bilgi, la professeure Lale Duruiz, lors de l’hommage qui a été rendu à notre collègue, le 4 août 2022, dans les murs de cette institution : « Disons-lui au revoir avec le sourire. Fidèle à son nom Aydın, il était un véritable intellectuel. Il s’intéressait à tous les sujets même s’il n’en était pas spécialiste, il était curieux. Lorsqu’il entendait parler d’un nouveau problème, il lisait sur le sujet et commençait à nous en parler. Aydın était un magicien des mots. Il s’exprimait à merveille. C’était une personne vraiment différente, qu’il repose en paix. »

Né en 1951 dans une famille de hauts fonctionnaires et de politiques [1], Aydın Uğur avait effectué un parcours impressionnant dans les meilleures institutions universitaires de Turquie. Après des études d’économie en anglais à l’Université technique du Moyen-Orient d’Ankara (Orta Doğu Teknik Üniversitesi, ODTÜ), dont il était sorti diplômé en 1976, il avait suivi des études doctorales en sciences politiques à la prestigieuse Faculté des sciences politiques l’Université d’Ankara (son père y avait été diplômé en 1944). Mais il est important de faire d’observer que, dans la formation d’Aydın, l’éducation turque de haut niveau a été combinée avec plusieurs expériences académiques françaises qui l’avaient profondément marqué. Car, il avait fait sa scolarité secondaire au Lycée francophone Saint-Joseph d’Istanbul, et plus tard réalisé, à Paris, un cursus de troisième cycle à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), en économie et communication.

Cette démarche éclectique a produit sans doute la personnalité attachante que nous connaissions. Aydın Uğur n’a pas publié beaucoup œuvres académiques en français, et pourtant, il rayonnait en permanence des apports de sa culture française : connaissance des intellectuels français contemporains (Michel Foucault, Pierre Bourdieu et surtout Edgar Morin…), maîtrise des subtilités des langues et des langages (notamment du « mot juste » qu’il vous demandait en français avec une précision impitoyable, quand il ne le trouvait pas lui-même avant vous), appétence pour l’art contemporain (dans les années 1970, il avait été impressionné à Paris par la construction et l’ouverture du musée Beaubourg), goût pour les cuisines française et turque qu’il comparait avec des expressions et un vocabulaire éprouvés. Nous nous souviendrons encore longtemps de la dégustation d’une tête de veau sauce gribiche dans un petit restaurant grenoblois (Chez la Mère Ticket), disparu aujourd’hui, qu’il avait repéré d’Istanbul (à une époque où internet n’existait pas) et où il nous avait entrainé. Cette expérience qu’il plaçait au sommet de ses épopées culinaires nationales et internationales avait donné lieu à une discussion encyclopédique sur la gastronomie la plus sophistiquée, avant de se conclure par une ode à la vertu des plats les plus simples, lorsqu’après l’enchantement des saveurs de notre tête de veau partagée au crépuscule dans une ex-cantine de l’Occupation, nous avions célébré le ravissement que peut aussi provoquer, au petit matin, la dégustation d’une işkembe çorbası [2]dans la lumière blafarde d’une lokanta[3] stambouliote !

Aydın Uğur avait commencé sa carrière académique à la Faculté de communication de l’Université d’Ankara (1981-1989), puis il était devenu professeur au Département francophone de sciences politiques et administratives (DFSPA) de l’Université de Marmara, à Istanbul (1989-1997), la première formation universitaire franco-turque, initiée en 1988 par notre collègue Yves Schemeil (alors conseiller au ministère des affaires étrangères, et qui fut aussi directeur de Sciences Po Grenoble de 1981 à 1986), sur la base d’un partenariat entre cette université et plusieurs institutions françaises dont Sciences Po Grenoble (partenariat toujours en vigueur aujourd’hui, en ce qui concerne Sciences Po Grenoble). C’est là que nous l’avions connu. Aydın a assuré alors en français des enseignements innovants dans le champ des études culturelles, de la sociologie politique et de la communication, mais il a été aussi pendant une dizaine d’années directeur adjoint de cette formation, au moment où Jean Marcou en était le coordonnateur. Dans son bureau, sur les bords du Bosphore, au deuxième étage du Yalı[4] de Tarabya, où était installé à cette époque le département francophone en question, nous refaisions le monde universitaire, en regardant les bateaux franchir le coude de Büyükdere pour s’engager dans la passe la plus étroite et la plus périlleuse du détroit. C’est en voyant changer les pavillons de ces navires et apparaître sur leurs poupes des drapeaux (russes, ukrainiens, géorgiens…) que nous ne connaissions pas, que nous avons assisté au délitement de l’Union soviétique, tout en nous efforçant d’en comprendre la signification pour les équilibres internationaux.

Pour sa part, Aydın avait d’emblée perçu l’ampleur du changement induit par cet effondrement impérial et, désireux d’en savoir plus sur la question, il organisa un séminaire sur les nouvelles républiques turcophones d’Asie centrale et du Caucase. L’initiative était pour le moins hasardeuse. Dans la Turquie du début des années 1990, rares étaient en effet les spécialistes ayant une réelle connaissance de ces frères turciques oubliés derrière le rideau de fer depuis des décennies. Il fallut donc se résoudre à associer à l’opération un obscur centre d’études turciques, dont les membres, connus pour leur engagement nationaliste ethnique, n’avaient probablement pas que des préoccupations purement académiques dans la conduite de leurs travaux… L’affaire n’avait pas été simple à monter pour Aydın et ses collègues dont les idées étaient aux antipodes. Mais à l’issue du séminaire, heureux malgré tout de ce qu’il avait appris, il nous regarda pour nous dire avec un grand sourire : « Eh bien mes amis, le monde est vraiment en train de changer ! Si on nous avait dit, il y a encore quelques semaines, qu’on allait débattre de sujets pareils, on ne l’aurait jamais cru ! »

Le 9 mars 2018, Aydın Uğur intervient lors d’un panel pendant la Journée d’études « Dynamiques identitaires et reconfigurations territoriales en Afrique du nord et au Moyen-Orient aujourd’hui », organisé par l’Université Grenoble Alpes et Sciences Po Grenoble.
De gauche à droite : Théo Nencini, Aydın Uğur, Myriam Ababsa, Daniel Meier et Zakarya Taha

Comme de nombreux universitaires ayant d’abord (et longtemps) exercé dans des universités publiques, Aydın Uğur avait ensuite pris sa part dans le mouvement de création des universités privées, qui ont connu une expansion très rapide en Turquie à partir des années 1990-2000. En l’occurrence, il s’est investi dans le projet de l’Université de Bilgi où il a créé et dirigé l’un des premiers programmes universitaires en Turquie dans le domaine des politiques culturelles. Quelques années plus tard, nous l’avons donc retrouvé doyen de la Faculté de communication de cette université, d’abord installée dans le quartier de Kuştepe. Cette localisation dans un endroit plus proche du gecekondu [5] en voie de normalisation que du quartier résidentiel huppé, était pour le moins inattendue. Les chauffeurs de taxi qui nous y conduisirent, les premières fois, et qui peinaient à y retrouver leur chemin, ne décoléraient pas : « Mais qui a bien pu avoir l’idée saugrenue de construire une université dans un coin pareil ! ». Aydın y était pourtant très à l’aise. Il ne cessait de nous faire valoir l’intérêt présenté par un lieu qui pouvait être une pépinière de nouvelles idées de recherche pour les études d’urbanisme de l’Université, et qui abritait par ailleurs une importante communauté tzigane avec laquelle nombre de ses collègues sociologues avaient déjà noué des liens. Quelques années plus tard Jean Marcou,  de retour à Istanbul, en qualité de chercheur à l’Institut français d’études anatoliennes (IFEA), allait avoir l’opportunité de vérifier le bien-fondé de ce discours valorisant les localisations académiques au plus proche du terrain, en se rendant régulièrement à l’invitation d’Aydın pour des enseignements sur un campus comparable de l’Université de Bilgi, celui de Dolapdere ; ce qui l’amenait très régulièrement à traverser le quartier de Tarlabaşı, haut lieu de brassages identitaires et migratoires, à Istanbul.

Entretemps (depuis 2004) Aydın Uğur était devenu recteur de l’Université de Bilgi, une fonction qu’il exercera jusqu’à 2009. À ce titre, en octobre 2008, il devait accueillir à Istanbul le colloque « La République en Turquie et en France. Histoire et évolution des systèmes républicains turc et français dans une perspective européenne », co-organisé par Sciences Po Grenoble et l’Université Bilgi, et coordonné par Jean-Paul Burdy. C’est aussi à cette époque que fut inauguré ce qui est devenu l’implantation la plus importante de cette université, Santral Istanbul, un campus original au fond de la Corne d’Or. Car, cette fois l’endroit était plus chargé d’histoire contemporaine que de sociologie urbaine, puisqu’il s’agissait de la réhabilitation d’une friche industrielle, celle de la première centrale électrique d’Istanbul construite par les Français, à la fin de l’époque ottomane. Force est de constater aujourd’hui que l’héritage de ce lieu a été préservé, la centrale électrique en elle-même étant devenue une sorte d’écomusée et le bureau du recteur (où Aydın nous accueillit plusieurs fois) ayant été installé dans la résidence de son ancien directeur. Mais allez donc savoir pourquoi, au milieu de cet empire de restauration réfléchie, a surgi l’innovation inattendue d’un bâtiment contemporain en béton, cerné de tuyaux et d’escaliers très « beaubourgiens » ! Passion, quand tu nous tiens !

Aydın Uğur avait été membre et conseiller de la TESEV (Türkiye Ekonomik ve Sosyal Etüdler Vakfı), la Fondation turque d’études économiques et sociales, l’un des plus anciens et des plus renommés think tanks de Turquie. Il en était devenu ensuite président du conseil d’administration.

Professeur-invité dans de nombreuses universités européennes, il était venu plusieurs fois à Sciences Po Grenoble. En 1994 notamment, il avait participé au colloque sur « La Laïcité en France et en Turquie », organisé à l’issue du déplacement d’un groupe d’étudiants de Sciences Grenoble au département de l’Université de Marmara. Les travaux de ce colloque furent publiés par la suite par les CEMOTI (Cahiers d’études sur le monde turco-iranien) dans un numéro 19 devenu incontournable. Son dernier séjour à l’IEP de Grenoble remonte au printemps 2018, à l’occasion d’un congé sabbatique : il avait assuré alors plusieurs enseignements dans le master « Méditerranée-Moyen-Orient » (MMO), et avait participé à la journée d’études « Dynamiques identitaires et reconfigurations territoriales en Afrique du nord et au Moyen-Orient aujourd’hui », organisé par l’Université Grenoble Alpes et Sciences Po Grenoble, le 9 mars 2019. Installé pour quelques mois dans une petite ville, pour le coup très différente de la mégapole tentaculaire qu’est aujourd’hui devenue Istanbul, il y avait été impressionné par la facilité des déplacements et la qualité de la vie étudiante. Il décrivait ainsi Grenoble comme l’exemple même de la smart city, et cette expérience avait achevé de le convaincre de consacrer désormais en priorité ses enseignements et ses recherches aux politiques de l’environnement et du cadre de vie. Ainsi, en dehors de ses interventions au sein du master MMO, consacra-t-il beaucoup de son temps, pendant son séjour, à des lectures et des entretiens sur le sujet.

Chercheur innovant, enseignant et administrateur apprécié, Aydın Uğur était ainsi un esprit cultivé et subtil, à la fois discret et chaleureux. Et surtout plein d’humour. Un véritable intellectuel turc…. Il nous manquera.

Nur içinde yatsın Aydın ![6]


[1] Son père Necdet Uğur (1923-2004), diplômé de la Faculté des sciences politiques d’Ankara,  avait mené une carrière dans la sécurité publique de l’administration préfectorale, avait été nommé maire d’Istanbul à titre provisoire en 1963, été député du parti kémaliste CHP dans les années 1970, et brièvement ministre de l’Intérieur, puis de l’Education nationale.

[2] Soupe de tripes de mouton, très prisée par les Stambouliotes, notamment après une nuit blanche…

[3] Restaurant populaire en Turquie.

[4] À Istanbul, les yalı sont des maisons ou des palais de bois construits au bord du Bosphore. À Tarabya, au nord-ouest du Bosphore, l’Ambassade de France en possède un qui fut longtemps la résidence d’été de ses ambassadeurs. De 1989 à 2013, il abrita le Département francophone des sciences politiques et administratives de l’Université de Marmara.

[5] Ce terme signifiant mot à mot « construit la nuit » désigne à l’origine les quartiers informels dans les grandes villes turques, peuplés de migrants venant d’Anatolie. Dans leur configuration, ils apparaissent plus comme des villages anatoliens édifiés en zone urbaine que comme des bidonvilles. Peu à peu, les autorités turques les ont, soit rasés, soit « normalisés », comme l’explique bien Orhan Pamuk, dans son roman, Cette chose étrange en moi (pour la traduction française, Éditions Gallimard, 2017).

[6] « Repose dans la lumière Aydın ! »