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Turquie : les élections du centenaire avancées au 14 mai 2023

En quelques points

Date

30 janvier 2023

Theme

Elections, opinions et valeurs

Jean Marcou, Professeur de droit à Sciences Po Grenoble, chercheur au CERDAP2 et chercheur associé à l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul

Recep Tayyip Erdoğan a annoncé, le 19 janvier 2023, sa décision d’avancer les prochaines élections générales (présidentielles et législatives), en Turquie, au 14 mai, alors qu’elles devaient se tenir le 18 juin. La rumeur allait bon train, depuis plusieurs mois à ce sujet, et Devlet Bahçeli, le leader du parti d’extrême-droite MHP, allié de l’AKP, avait deux jours avant cette annonce, lui-même, souhaité « terminer le travail en mai », en déclarant que sa formation était fin prête. Les explications officielles pour la tenue avancée de ce scrutin sont bien évidemment techniques. La date initiale du 18 juin est proche de celle de l’examen national d’entrée aux universités turques et des vacances religieuses de l’Eid el-Kebir. Mais, il y a bien sûr des explications de fond qui concernent directement les enjeux politiques d’élections qui s’annoncent difficiles pour Erdoğan.

Une conjoncture plus favorable ?

On sait que l’organisation d’élections anticipées renvoie le plus souvent au souci qu’ont les gouvernants en place d’affronter une échéance électorale au moment qui leur est le plus favorable. Depuis près de trois ans déjà, la Turquie connaît une situation économique dégradée. En octobre 2022, l’inflation a atteint le taux record 85,5%, et la livre turque n’a cessé de se déprécier face au dollar au cours des dernières années (près de 30% encore, au cours de l’année 2022). La balance commerciale turque reste déficitaire malgré des exportations record et un taux de croissance soutenu (11%). Cette crise, qui voit notamment les prix des transports, du logement ou des produits alimentaires connaître des hausses vertigineuses, frappe durement la population turque. De là l’impopularité d’un gouvernement auquel les Turcs reprochent en outre sa politique économique atypique consistant à maintenir des taux d’intérêt faibles pour entretenir l’activité au mépris du rétablissement des fondamentaux. Pourtant, après avoir touché le fond en 2022, la popularité du président de la République s’est légèrement redressée, au cours des dernières semaines. Il y a au moins deux explications à ce phénomène.

En premier lieu, l’inquiétude provoquée par la crise ukrainienne, si proche du pays, favorise le retour de la confiance dans une personnalité tutélaire, qui a joué un rôle actif pour rechercher des solutions pratiques à ce conflit (rôle d’Ankara dans la conclusion de l’accord céréalier russo-ukrainien, ou dans les échanges de prisonniers, qui constituent les seules « négociations » véritables entre les deux belligérants depuis le début de la guerre).

En second lieu, au niveau intérieur, Recep Tayyip Erdoğan, qui a annoncé sa candidature en juin 2022, n’a cessé de faire campagne depuis lors. Si l’activisme présidentiel donne lieu en permanence à des discours grandiloquents sur l’avenir d’une république de Turquie dont le centenaire sera célébré en octobre prochain, il se traduit aussi en espèces sonnantes et trébuchantes par le lancement de multiples initiatives économiques ou la création de nouvelles aides sociales (aides au paiement des factures énergétiques, hausses de salaires des fonctionnaires et des retraités, programmes de logement pour les plus démunis ou pour les classes moyennes, incitations publiques à contenir le dérapage des prix), dans un contexte où de surcroît l’inflation a amorcé une légère baisse (64,3% en décembre 2022). De quoi rendre un peu plus crédible, le discours régulièrement raillé par les humoristes du ministre de l’économie, Nureddin Nebati, qui ne cesse de répéter que cette mauvaise passe de l’économie turque n’est pas durable. Mais cette légère éclaircie économique et sociale est loin d’être la seule cause de l’avancement des scrutins présidentiel et législatif…

La reformulation du scénario électoral

En choisissant la date de l’élection, Recep Tayyip Erdoğan essaie de reprendre la main sur un événement qu’il était censé devoir subir. Car cette date n’est pas anodine pour plusieurs raisons.

D’abord, le 14 mai renvoie à un moment emblématique de l’histoire de la Turquie contemporaine, celui qui vit, en 1950, Adnan Menderes remporter une très large victoire sur le parti kémaliste CHP, et mettre définitivement au système de parti unique qui prévalait depuis les débuts de la république. Erdoğan a toujours situé le processus politique qu’il a initié avec l’AKP, en 2002-2003, dans le sillage des expériences des partis de centre droit non dénués de sensibilité religieuse (Parti démocrate, ANAP) qui, dans la deuxième moitié du 20e siècle, en Turquie, ont souvent contesté l’establishment politico-militaire kémaliste et le système de démocratie contrôlée qu’il avait mis en place. Le président sortant n’a pas manqué de s’inscrire dans ce registre, le 19 mai, en s’écriant : « Notre peuple leur donnera la même réponse que celle qu’elle a leur a donné, il y a 73 ans. »

Mais ce recadrage du scénario électoral n’est pas que symbolique, il répond aussi à des préoccupations juridiques qui ne sont pas sans importance. Depuis le début, la licéité de la nouvelle candidature de Recep Tayyip Erdoğan est contestée. Le deuxième alinéa de l’article 101 de la Constitution turque prévoit, en effet, qu’on ne peut être élu président que pour deux mandats. Or, Recep Tayyip Erdoğan a déjà été élu en 2014 et en 2018. À cet argument, les partisans du président sortant répondent que la révision de 2017, qui a instauré un régime présidentiel en Turquie, constitue une véritable rupture constitutionnelle, qui aurait changé le système et remis le compteur à zéro en ce qui concerne le décompte des mandats.

Élu président en 2014 dans le cadre du régime parlementaire antérieur, Erdoğan n’aurait été ainsi élu qu’une seule fois dans le cadre du nouveau régime présidentiel en vigueur. Il pourrait donc être à nouveau candidat aujourd’hui. Un argument pour le moins contestable, car même si le régime a profondément changé du fait de la révision de 2017, la Constitution reste la même. Elle est celle promulguée en 1982, profondément révisée à plusieurs reprises…

Fanions de partis politiques ornant les rues en Turquie en période électorale (Photo Jean Marcou, Istanbul, mars 2009)

Il reste que l’avancement de la prochaine présidentielle au 14 mai pourrait permettre de lever ce doute. Mais il faudra pour cela qu’elle soit officiellement proposée par le parlement. En effet, le troisième alinéa de l’article 116 (amendé par la révision de 2017) de la Constitution prévoit que « si l’Assemblée décide de la tenue d’élections anticipées pendant le second mandat d’un président de la République, celui-ci peut de nouveau être candidat. » La proposition parlementaire d’élections anticipées doit être néanmoins adoptée à la majorité renforcée des trois cinquièmes, soit 360 députés sur un total de 600, alors que la coalition présidentielle (qui rassemble l’AKP et le MHP) n’en possède que 335. Il faudra donc qu’elle obtienne le soutien de députés d’opposition ; ce qui est probable, puisque les partis d’opposition n’ont cessé d’appeler à la tenue d’élections anticipées, et que leurs dirigeants se sont dit satisfaits de l’avancement de l’échéance, au mois de mai.

Quelle stratégie pour l’opposition ?

L’opposition est-elle cependant vraiment prête pour ce scrutin anticipé ?  Altılı masa (la table des Six), c’est-à-dire l’union des six partis de l’opposition qui se retrouvent régulièrement, depuis 12 février 2022, pour discuter de leur programme et de leur stratégie, autour d’une table, lors de repas de travail, s’est réunie pour la onzième fois, le 26 janvier 2023. La déclaration émise à l’issue de cette nouvelle rencontre a rappelé d’abord qu’aux « termes de la Constitution et de la loi, sans qu’il y ait le moindre doute là-dessus, il n’était pas possible à Recep Tayyip Erdoğan d’être candidat à une élection devant se tenir le 14 mai, avant que le parlement n’ait pris la décision d’aller aux urnes. » Par ailleurs, les six partis ont annoncé qu’ils avaient commencé à discuter de la candidature unique qu’il souhaite présenter à l’élection présidentielle. Là se situe désormais le principal enjeu pour une opposition prêtant actuellement trop le flanc aux critiques de ses adversaires, qui dénoncent une alliance hétérogène sans véritable capitaine.

En fait, la table des Six comprend deux formations ayant une forte représentation parlementaire (le parti kémaliste CHP de Kemal Kılıçdaroğlu et le Iyi parti, le parti nationaliste modéré de Meral Akşener), deux nouvelles formations crées par des dissidents de l’AKP (le DEVA d’Ali Babacan et le GP d’Ahmet Davutoğlu), deux formation marginales (le parti islamiste de la félicité SP de Temel Karamollaoğlu et le parti démocrate de Gültekin Uysal). Alors même que le parti le plus important de cette alliance est sans conteste le CHP, parce qu’il est le premier parti après l’AKP avec 189 députés au parlement, de nombreuses municipalités (notamment six des dix plus grandes villes du pays) et une force militante conséquente, la logique voudrait que son leader actuel soit le candidat unique de l’opposition.

Pourtant, Kemal Kılıçdaroğlu est loin de faire l’unanimité. Il jouit certes d’une réputation d’intégrité qui lui a valu le surnom de « Gandhi Kemal », et il a montré, au cours des derniers mois, ses qualités de tacticiens en œuvrant au rassemblement de l’opposition. Mais dans une élection présidentielle où la personnalité des candidats est une donnée cruciale, certains craignent qu’il ne soit pas vraiment l’homme de la situation, de surcroît face à Recep Tayyip Erdoğan. À cela s’ajoutent des arguments qui, même s’ils ne sont pas publiquement évoqués, occupent l’esprit de certains de ses électeurs potentiels, et qui concernent son âge (il aura 6 ans de plus que le président sortant à la date de l’élection) et ses origines (kurdes alévies de la province de Tunceli/Dersim).

Enfin, l’un des handicaps majeurs du leader actuel du CHP est de souffrir, au sein de son propre parti, la concurrence de deux étoiles montantes qui ont administré récemment d’humiliantes défaites à l’AKP, en prenant le contrôle des deux plus grandes villes du pays : Ekrem Imamoğlu, le maire d’Istanbul, et Mansur Yavaş, le maire d’Ankara. Il est vrai que le premier est desservi par une affaire judiciaire pendante où il risque une peine de prison pour des propos politiques jugés insultants pendant la campagne des municipales de 2019. Quant au second, qui a largement démontré ses qualités à la tête de la capitale turque, il risque d’être rejoint par son passé, ayant commencé sa carrière chez les nationalistes du MHP auquel il est resté affilié jusqu’à 2013 ; ce qui pourrait le priver du soutien d’une partie de l’électorat kurde d’opposition.

Un enjeu kurde sur fond de tensions internationales

Car l’une des données importantes de ce scrutin risque bien d’être à nouveau le comportement de l’électorat du HDP, troisième formation parlementaire du pays. Le parti kurde n’a certes pas été invité à la table des Six, et il est, à l’heure actuelle, sous le coup d’une procédure de dissolution dont la Cour constitutionnelle vient de refuser de repousser l’examen au lendemain de l’élection. Toutefois, même s’il devait être finalement interdit, et si nombre de ses dirigeants devaient être empêchés de participer aux prochaines législatives, son électorat aura une influence sur les résultats des scrutins de mai prochain.

Selahattin Demirtaş, son ex-leader, emprisonné depuis 2016, qui s’est classé troisième au premier tour des deux dernières présidentielles, vient d’ailleurs d’appeler son parti à renoncer à présenter son propre candidat aux prochaines élections, et à soutenir celui que la table des Six désignera. Ce choix rappelle celui qu’avait fait le HDP en 2019, lors des élections municipales dans les grandes villes, en particulier à Istanbul, pour favoriser une large victoire d’Ekrem Imamoğlu. Mais, pour que Kurdes soutiennent un candidat unique, encore faut-il qu’il y en ait un, doté en outre d’un programme autre que l’annonce du seul retour au régime parlementaire, en cas de victoire. Le parlement devrait se prononcer sur la convocation d’élections anticipées, le 10 mars prochain. En attendant, le temps travaille manifestement pour le président sortant qui, lorsqu’il ne tient pas meeting sur le terrain, aux quatre coins du pays, pour promouvoir son bilan, peaufine son image de leader influent sur la scène internationale.

La Turquie a ainsi pris ainsi de nouvelles initiatives de médiation dans le conflit russo-ukrainien, en appelant, le 14 janvier dernier, à des « cessez-le-feu localisés », à défaut de pouvoir superviser de véritables négociations entre les deux belligérants. Elle conserve surtout un rôle central dans le processus d’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN. Depuis l’acceptation formelle par Ankara de la candidature des deux pays scandinaves, lors du sommet de Madrid, en juin dernier, les pourparlers devant consacrer le processus s’enlisaient. Ils étaient notamment perturbés par les demandes turques d’extradition de réfugiés kurdes adressées à Stockholm, et par le souhait d’Ankara de lancer une nouvelle intervention militaire contre les Kurdes dans le nord de la Syrie.

Avec les autodafés de Corans perpétrés par le leader d’extrême-droite suédo-danois, Rasmus Paludan, successivement devant l’ambassade de Turquie en Suède, et devant une mosquée turque à Copenhague, l’affaire a pris une tout autre dimension. Ces provocations ont vu en effet Recep Tayyip Erdoğan se poser en protecteur, non seulement des musulmans dans le monde, que les autorités turques ont appelé à réagir, mais aussi des diasporas turques en Europe, qui voteront en mai prochain. Pour sa part, l’opposition n’a pu que suivre la condamnation du gouvernement turc, reprochant aux pays concernés de n’avoir pas prévenu la commission de tels actes et annonçant qu’il bloquerait la candidature de la Suède et de la Finlande. Il paraît désormais peu probable que Stockholm et Helsinki entrent dans l’alliance avant les élections générales turques. On l’aura compris la présidence sortante entend conforter l’image de son rayonnement international, mais les scrutins du 14 mai se joueront aussi et surtout sur le terrain économique et social, lors d’une confrontation qui s’annonce très ouverte.