Aller au contenu principal

« Si les chercheurs se bornaient à traiter des sujets vis-à-vis desquels ils n’ont aucun parti pris, leurs recherches n’auraient aucun intérêt »

En quelques points

Date

10 juin 2021

Theme

Objectivité et neutralité scientifiques

Sophie Panel, maîtresse de conférences en économie à Sciences Po Grenoble et au laboratoire Cesice

Comment définiriez-vous l’objectivité en sciences sociales ?

Pour commencer par ce que l’objectivité n’est pas : l’objectivité n’implique pas une absence de positionnement moral ou politique vis-à-vis d’un phénomène. Elle exige par contre qu’on ne nie pas l’existence de ce phénomène simplement parce qu’il nous déplaît. Pour prendre un exemple dans l’air du temps, l’islamophobie, c’est-à-dire l’ensemble des stéréotypes négatifs et comportements discriminatoires visant des individus pour leur appartenance réelle ou supposée à la religion musulmane, existe et a été mise en évidence par de nombreuses études. Chacun est ensuite libre de penser que ces attitudes sont justifiables ou ne méritent pas qu’on en fasse une priorité, mais l’objectivité impose a minima de ne pas nier le fait.

Comment sait-on qu’une affirmation relève du « fait » ? Il y a d’une part un critère de diversité des preuves : si études qualitatives, quantitatives et expérimentales aboutissent au même résultat, cela augmente le degré de confiance que l’on peut avoir dans ce résultat. C’est encore plus vrai si le consensus est interdisciplinaire, et que les travaux des économistes viennent par exemple confirmer ceux des sociologues ou historiens. Il y a d’autre part un critère de quantité : plus il y a de recherches qui convergent vers la même conclusion, et moins il existe d’études qui la contestent, plus on peut être certain que cette conclusion est fondée.

L’existence d’un consensus scientifique est parfois interprétée – à tort – comme reflétant l’absence de diversité idéologique chez les chercheurs en sciences sociales, ou le fait que ceux-ci se sentiraient forcés de se conformer à la pensée dominante. Ces craintes sont cependant exagérées. Lorsque l’immense majorité des climatologues s’accordent à dire que la hausse des températures est liée aux émissions de gaz à effet de serre, c’est justement leur nombre qui apporte du crédit à leur position. Il n’y a aucune raison de ne pas étendre ce raisonnement aux sciences sociales : si tous les spécialistes d’un sujet défendent la même conclusion, c’est peut-être parce que cette conclusion est correcte ! 

D’autre part, il existe des garde-fous contre le développement des monocultures idéologiques. La culture du « publish or perish », avec tous ses défauts, en est un bon exemple : un article dont les résultats iraient à contre-courant du consensus aurait plus de chances d’être publié, et apporterait davantage de visibilité à son auteur, qu’un article de qualité méthodologique similaire qui se contenterait de répliquer des résultats établis. Il existe certes un biais de statu quo, suivant le principe selon lequel « une affirmation extraordinaire nécessite des preuves extraordinaires », mais ce biais est plus que contrebalancé par la prime aux résultats extraordinaires. L’existence d’un consensus scientifique est donc un signal extrêmement fort.

 La neutralité du chercheur est-elle possible et souhaitable ?

La neutralité – qui, telle que je la comprends, implique une absence de parti pris d’ordre éthique vis-à-vis du phénomène étudié – n’est je pense ni possible ni désirable. Pour prendre mon propre exemple, je travaille sur les conflits armés et les régimes autoritaires, et, comme la majorité de mes collègues, je pense que la guerre est une catastrophe et je n’ai pas de sympathie particulière pour les dictateurs. Cette absence de neutralité ne m’empêche pas de faire preuve d’objectivité lorsque j’analyse les causes du déclenchement des conflits ou le fonctionnement des régimes non-démocratiques. De même, on peut être en désaccord sur la façon d’expliquer (ou de lutter contre) la pauvreté, la corruption ou les violences conjugales, mais personne ne pense qu’il s’agit de phénomènes désirables.

Contrairement à ce qu’on entend parfois, cette absence de neutralité n’est pas une spécificité des sciences sociales. De la même façon que la majorité des économistes sont « contre » le chômage, la plupart des climatologues s’accordent à penser que le réchauffement planétaire est un problème, et il serait difficile de trouver un épidémiologiste en faveur de la propagation du Covid. L’accusation de parti pris qui revient souvent est donc factuellement correcte, mais n’a aucune pertinence. Si les chercheurs en sciences sociales se bornaient à traiter des sujets vis-à-vis desquels ils n’ont aucun parti pris, leurs recherches n’auraient aucun intérêt. 

Quelle place les méthodes occupent-elles dans votre démarche de chercheur ?

Les méthodes occupent une place centrale dans mes activités de recherche, que ce soit dans le cadre de mes propres travaux ou lorsque je suis appelée à évaluer ceux de mes pairs. « Méthodes » est à comprendre ici au sens large : il ne s’agit pas seulement de problèmes techniques tels que les estimateurs à utiliser, il s’agit aussi de se demander si par exemple tel cas est approprié pour tester telle hypothèse, si les indicateurs retenus correspondent bien au concept mesuré, si les résultats d’une analyse statistique peuvent faire l’objet d’une interprétation causale, si ces résultats sont généralisables, etc.

Ces questions constituent l’essentiel des discussions et controverses scientifiques, en tout cas dans mes domaines de spécialisation. Lorsque je dois évaluer un article pour une revue scientifique, c’est sur la base de ces critères que je rends mon avis. Et inversement, lorsqu’une revue refuse de publier un de mes propres articles, c’est 99% du temps du fait d’insuffisances méthodologiques, plus rarement parce que la question traitée ne correspond pas à la ligne éditoriale de la revue ou est considérée comme étant d’un intérêt mineur. Jamais il ne m’est arrivé qu’on conteste mes résultats pour leurs implications politiques.

Ces considérations méthodologiques peuvent paraître ennuyeuses, excessivement techniques et inaccessibles aux non-initiés (elles le sont d’ailleurs aussi pour les chercheurs qui ne pratiquent pas la méthode en question), elles n’en sont pas moins incontournables. D’abord parce que la raison pour laquelle on accorde du crédit à ce que soutient un chercheur ne tient pas à ses titres ou à l’institution dans laquelle il officie, mais à la rigueur avec laquelle il étaye ses affirmations. Ensuite parce que les méthodes sont le seul critère valable pour contester les résultats d’un article : on peut être en désaccord avec les conclusions d’une étude, mais seulement pour des raisons méthodologiques, pas parce que ces conclusions heurtent nos convictions ou nous déplaisent d’un point de vue idéologique.

Pourriez-vous présenter un exemple de recherche, idéalement issue de vos propres travaux, pour illustrer les enjeux et les tensions autour de l’objectivité et de la neutralité en sciences sociales ? 

Il m’arrive rarement (pour ne pas dire jamais) d’être tentée de mettre un de mes résultats sous le tapis parce qu’il me déplaît pour des raisons morales. En revanche, il peut m’arriver d’avoir une préférence pour une hypothèse particulière pour d’autres raisons, par exemple parce que cette hypothèse me convainc plus ou parce que je suis la première à l’avoir avancée, et c’est là que peuvent se poser d’éventuels problèmes d’objectivité. Théoriquement, les méthodes devraient justement servir à éliminer les hypothèses dénuées de fondement. En pratique, il arrive parfois que plusieurs modèles (ou mesures, etc.) soient a priori aussi bien adaptés pour analyser une question particulière : si l’un de ces modèles produit des résultats plus forts en faveur de l’hypothèse que je privilégie, je serai tentée de faire figurer celui-ci en place centrale dans l’article, et de reléguer les autres en annexe. 

S’ajoute à cela le problème du « biais de publication », c’est-à-dire le fait que les revues scientifiques s’intéressent bien plus à une conclusion de type « X cause Y » qu’à une conclusion de type « X n’a aucun effet sur Y ». D’une part, le biais de publication encourage les chercheurs à sélectionner leurs modèles sur la significativité de leurs résultats ; d’autre part, si on regarde les publications scientifiques dans leur ensemble, cela peut donner l’illusion qu’un résultat est solide alors qu’il existe de fait plein d’analyses réfutant ce résultat, mais qui n’ont jamais été publiées.Il existe cependant des initiatives visant à corriger ces problèmes. Pour donner un exemple, les chercheurs sont maintenant encouragés à enregistrer publiquement leurs protocoles de recherche avant d’accéder aux données. Ceci équivaut à s’engager en amont à s’en tenir strictement au design pré-enregistré au moment de l’analyse des données, et donc élimine la tentation de faire des ajustements de dernière minute sur le modèle, les mesures, etc., pour « gonfler » les coefficients. Autrement dit, l’objectif est de sélectionner les études scientifiques sur la qualité de leurs méthodes et non sur leurs résultats. Ces procédures, qui sont courantes en médecine, sont en train de se diffuser dans le champ des sciences sociales, avec par exemple certaines revues qui n’acceptent les soumissions d’articles que si l’étude a été enregistrée au préalable. L’aspect intéressant de ces initiatives, c’est qu’elles ne reposent pas sur la bonne volonté des chercheurs mais cherchent à réformer les institutions de la recherche en renforçant les incitations à l’objectivité.