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« Rendre transparents, accessibles, discutables, les choix d’analyse »

En quelques points

Date

18 juin 2021

Theme

Objectivité et neutralité scientifiques

Stéphanie Abrial, Chercheure au laboratoire Pacte et enseignante à Sciences Po Grenoble

Comment définiriez-vous l’objectivité en sciences sociales ?

L’objectivité est sans doute l’une des qualités les plus indispensables et les plus difficiles à acquérir dans nos métiers des sciences sociales. Parce qu’elle s’apparente à une exigence d’exactitude et d’impartialité, elle apparaît a priori comme un rempart solide à tout risque de biais et de falsification. Dans notre manière de questionner les faits sociaux, la possibilité pour d’autres de pouvoir éprouver notre recherche constitue un gage de solidité scientifique. La chercheuse que je suis aspire à cela. Elle considère les faits, les savoirs, les données dans leur entièreté. Elle met en œuvre un dispositif construit, ayant ainsi la possibilité de mobiliser des cadres de connaissances multiples. De fait, l’objectivité invite au recul, au temps long, à la distance nécessaire. Dans un débat public où les opinions semblent marquées par la fulgurance de certaines théories sur-médiatisées, mais pas forcément vérifiées selon des critères scientifiques, l’objectivité du chercheur, de la chercheuse, apparaît comme un sain repère. Elle serait, en quelque sorte, une marque de fabrique et pourrait se définir comme une compétence et une capacité à analyser avec justesse les phénomènes sociaux.

Mais dans la réalité, s’il semble avéré que cette posture d’objectivité constitue un point d’ancrage puissant, la démarche pour y parvenir n’est pas si évidente. L’objectivité s’éprouve et se confronte. Elle constitue, en cela, un objectif vers lequel il est possible de tendre. Quand, par exemple, j’étudie les motivations de vote de tels ou tels électeurs, quand je réalise des entretiens ou analyse des données d’enquête, je suis moi-même traversée par mes savoirs – savants comme profanes – par mes doutes, par les repères de mon éducation, par mes expériences, par la langue avec laquelle je travaille. Mes connaissances préalables intègrent une vision liée à mon vécu. Elles se mesurent aussi à celles des autres, celles des pairs. Et sans doute que la première qualité qui caractérise le chercheur, la chercheuse, dans son rapport à l’objectivité est d’avoir pleinement conscience de sa fragilité. Prendre conscience qu’on ne pourra sans doute pas être totalement objectif. Et en faire un élément de force, de connaissance et d’appréciation de nos résultats. Alors, de cet état pourra justement se construire et se nuancer le savoir.

En disant cela, je pense aux propos de Bachelard : « Quand il se présente à la culture scientifique, l’esprit n’est jamais jeune. Il est même très vieux car il a l’âge de ses préjugés. Accéder à la science, c’est, spirituellement rajeunir, c’est accepter une mutation brusque qui doit contredire un passé ». De fait, l’objectivité, selon moi, c’est ce rajeunissement nécessaire de l’esprit scientifique. Cette fraîcheur nouvelle à chaque recherche, qui rend libre de choisir ses objets- sans pression ni contrainte – de produire ses questions, ses cadres d’analyse et de dire les faits sociaux.

 La neutralité du chercheur est-elle possible et souhaitable ?

Au commencement d’une recherche se niche souvent une intuition. Comme une petite curiosité de départ qui questionne et alimente ensuite un moteur d’exploration. A ce point d’origine, il est rare d’être neutre – car ce serait être détaché de toute envie, indifférent au contenu de ce que d’autres, nos pairs, ont produit et finalement coupé du monde et de la manière de vivre dans ce même monde. Ce serait être, en quelque sorte, impassible au bouillonnement de l’enthousiasme premier. En ce sens, la recherche en sciences sociales engage celui ou celle qui l’initie. Il s’agit, selon moi, d’un engagement entier qui est loin d’être neutre et implique ce que l’on est, ce que l’on fait, ce en quoi l’on croit. La neutralité n’est alors pas possible ni vraiment souhaitable. Je pense même qu’elle serait néfaste à la compréhension des phénomènes sociaux que l’on cherche à observer.

Pour autant, au stade d’après, celui qui consiste à construire, objectiver, transmettre des savoirs, il me semble que la partialité se transforme. Peut-être que les doutes et la confrontation avec des cadres théoriques variés érodent aussi certaines certitudes. Il me semble que la conception d’outils d’enquête comme des questionnaires ou encore d’expérimentations, amène, par exemple, à standardiser des protocoles et des indicateurs. Le travail empirique contribue à prendre la mesure de ce que l’on étudie. A l’uniformiser davantage pour mieux comparer les connaissances qui en résultent. Il apparaît, sans doute également, que le recours à des modèles d’analyse normalisés ainsi que l’accès à certains jeux de données et logiciels d’analyse, neutralisent les effets d’engagement du chercheur, de la chercheuse.

Quelle place les méthodes occupent-elles dans votre démarche de chercheuse ?

Les méthodes en sciences sociales occupent une place complètement centrale dans mes recherches. Je travaille principalement sur des questionnements de sociologie politique : élections, vote, partis politiques, politisation, mouvements sociaux. Et les méthodes constituent un pilier dans ces activités scientifiques, individuelles et collectives. Je n’imagine pas écrire un papier, communiquer à un colloque, produire des résultats, sans les adosser à des données premières ou secondaires. J’aime discuter méthodes avec mes collègues. Pouvoir ouvrir la « boîte noire » et rendre transparents, accessibles, discutables, les choix d’analyse. J’enseigne également depuis des années les méthodes des sciences sociales aux étudiants de Grenoble. C’est un plaisir immense. J’essaie de transmettre dans ces cours la curiosité, la nécessité de questionner sans cesse la manière dont sont produites les informations. 

Les questions méthodologiques sont importantes et me passionnent parce qu’elles mettent notamment en jeu deux aspects dont je me souviens que Pierre Favre aimait à nous les faire discuter : la cumulativité et la réfutabilité de nos savoirs. J’ai eu justement la chance, tout au long de mon cursus universitaire, de me former auprès d’enseignants absolument fantastiques. Ils m’ont ouvert des mondes et je les en remercie. L’observation, l’enquête, l’expérimentation, l’étude de traces sont autant d’approches que j’ai pu expérimenter et que j’utilise toujours aujourd’hui. Depuis quelques années, je me suis spécialisée dans l’analyse de données qualitatives. L’une des questions à laquelle j’essaie de contribuer, avec mes collègues du groupe méthodes de Pacte, le groupe Ariane, est aujourd’hui celle de l’ouverture des données, dans un monde de plus en plus numérique.

Pourriez-vous présenter un exemple de recherche, idéalement issue de vos propres travaux, pour illustrer les enjeux et les tensions autour de l’objectivité et de la neutralité en SHS/sciences sociales/sciences politiques ?

Le premier exemple de recherche qui me vient en tête pour illustrer les enjeux et les tensions autour de l’objectivité et de la neutralité, est mon travail de thèse de science politique. « Les identités politiques des enfants de harkis. Implications citoyennes et niveaux d’intégration sociale de jeunes franco-maghrébins, entre héritage culturel et modernité ». Cette recherche a été un vrai déclic. Elle s’est construite suite à une rencontre à Grenoble, dans le cadre d’un travail étudiant, d’une femme maghrébine et musulmane, m’expliquant qu’elle votait pour le Front National. Nous étions au milieu des années 1990, j’étais étudiante en DEA et perplexe, totalement interrogative face à cette affirmation. Je ne comprenais pas comment il était possible d’être maghrébin, musulman et de voter pour l’extrême-droite. J’étais pleine de mes préjugés. Quelque chose n’allait pas et m’échappait complètement. Cette réalité ne « rentrait pas » dans les modèles explicatifs du vote, tels que je les avais appris.

Mon sujet de thèse s’est construit sur cette rencontre et sur un premier travail de mise à plat des faits. Comme une sorte d’objectivation nécessaire de la réalité, j’avais d’abord besoin de me nourrir du travail des autres et de confronter certaines hypothèses : la guerre d’Algérie, les Français-Musulmans rapatriés, les harkis, les camps, les difficultés d’intégration. Ayant obtenu une allocation de recherche, je démarrais un travail d’enquête, pendant des mois, sur trois régions : Rhône-Alpes, Languedoc-Roussillon et Nord-Pas-de-Calais. Je prenais un temps long. J’allais rencontrer et interviewer une cinquantaine d’enfants de harkis.

Je me souviens alors de l’intensité de ces moments. Je me rappelle qu’avant de faire mon terrain, je m’étais obligée à adopter une attitude neutre, respectueuse, volontairement naïve également ; à choisir mes mots de présentation ; à bannir tout jugement ; à beaucoup écouter. Je n’étais ni maghrébine, ni musulmane, ni pied-noir, ni issue d’une famille ayant un quelconque lien avec l’Algérie, je n’avais aucune formation d’historienne, j’étais une jeune femme et je démarrais ma thèse. Sans doute cette naïveté, cette tension naïve, ne servait-elle pas, sur le moment, l’efficacité de ma recherche. Pour autant, je ne me suis jamais sentie illégitime.

Ce travail a été marquant. Il m’a fait comprendre ce qui ne me quitterait plus : ne pas censurer ses envies de recherche ; rester libre de travailler sur les questions les plus complexes a priori ; se débarrasser de ses préjugés et ne pas se laisser envahir par ceux des autres ; rester humble ; lire et écouter avant de dire ; résister aux contradicteurs ; faire confiance au terrain.