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Réguler en contexte de marché. Analyse comparée des politiques chilienne et colombienne d’assurance qualité dans l’enseignement supérieur

En quelques points

Date

18 février 2021

Theme

Innovation pédagogique et compétences

Juan Felipe Duque, enseignant vacataire à Sciences Po Grenoble et doctorant à l’UMR Pacte

Considérées jadis comme des tours d’ivoire relativement isolées du reste du monde, les universités et, plus largement, les institutions d’enseignement supérieur entretiennent depuis une quarantaine d’années des liens de plus en plus étroits avec leur entourage économique, politique et social. Cette sorte d’encastrement de l’enseignement supérieur dans la société a donné lieu à l’apparition des nouveaux instruments de régulation conçus pour contrôler et améliorer la qualité des institutions et des programmes académiques qui y sont offerts. C’est dans ce contexte que l’assurance qualité – expression utilisée dans la littérature scientifique pour désigner les nouvelles pratiques d’évaluation de la performance et les mécanismes d’autorégulation institutionnelle – a fait son irruption dans ce secteur au début des années 1990 et s’est progressivement érigée comme le socle d’un régime de régulation qui est souvent qualifié de néo managérial.

Les recherches sur les caractéristiques et l’introduction des instruments d’assurance qualité ont eu tendance à négliger l’évolution de ces mécanismes ainsi que les usages et les effets inattendus qu’ils produisent. En suivant une démarche qualitative et comparée, l’article résumé dans ce billet combine l’analyse des politiques publiques et la théorie néo-institutionnelle du changement dans l’objectif de retracer les trajectoires des politiques chilienne et colombienne d’assurance qualité dans l’enseignement supérieur.

Des similarités instrumentales et contextuelles en trompe-œil

Dans les deux pays étudiés, les politiques d’assurance qualité se structurent autour d’instruments et de procédures relativement semblables. Au Chili, la politique dépend de deux mécanismes : le licenciamiento (mécanisme de contrôle obligatoire des conditions minimales de qualité des nouvelles institutions privées) et l’accréditation de qualité (évaluation volontaire des institutions et des programmes qui donne lieu à une certification de qualité dont la durée – 2 à 7 ans – reflète le dégré de conformité aux critères prédéfinis par la Commission nationale d’accréditation). Quant à elle, la politique colombienne d’assurance qualité s’articule autour de trois grands instruments : le registro calificado (certification de conformité aux standards de qualité minimale que les institutions et les programmes doivent renouveler tous les 7 ans), l’accréditation de haute qualité (label qui est donné pour une période allant de 4 à 6 ans aux institutions et programmes qui se soumettent à l’évaluation volontaire coordonnée par le Conseil nationale d’accréditation) et, depuis 2010, les épreuves Saber Pro (examens obligatoires pour les étudiants qui terminent le cursus de licence).

En plus des similitudes relatives à leurs instruments, ces deux politiques publiques fonctionnent dans des contextes qui sont eux aussi semblables dans la mesure où les systèmes chilien et colombien d’enseignement supérieur se caractérisent par une très forte privatisation. Un recours rapide à quelques données statistiques permet de souligner le poids absolument colossal du secteur privé au Chili et en Colombie : les institutions privées représentent respectivement 88 % et 72 % du total des établissements du secteur, et le pourcentage d’étudiants inscrits dans le privé s’élève à 84 % dans le premier cas et à 49 % dans le second. Notons également qu’avec un taux de financement privé égale à 68 % dans le cas chilien et à 64 % dans le cas colombien, ces deux pays intègrent le top 5 des pays de l’OCDE avec la part la plus élevée de financement privé de l’enseignement supérieur.

Derrière ces similarités se cachent pourtant des usages et des effets très contrastés de l’assurance qualité. Il semble en effet que la politique chilienne se caractérise par une approche flexible de la qualité alors que la colombienne se distingue par son orientation d’excellence. Alors que le système d’enseignement supérieur colombien est presque deux fois plus grand que son homologue chilien en termes d’institutions et d’étudiants, force est de constater que la part de programmes et institutions accrédités est trois fois plus importante au Chili qu’en Colombie : en 2019, par exemple, 60 % des institutions d’enseignement supérieur chiliennes étaient accréditées contre seulement 20 % pour les institutions colombiennes. Comment expliquer cette différence entre deux politiques qui paraissent analogues à première vue ?

Évolutions contrastées des programmes d’action publique au cœur des politiques d’assurance qualité

L’article montre que les deux politiques ont été initialement développées par des élites de l’assurance qualité qui partagent deux grandes caractéristiques. La première est l’homogénéité des parcours professionnels des personnes qui les intégraient. Au Chili, il s’agissait d’experts rattachés à des centres indépendants de recherche qui, lors de la transition démocratique de 1990, ont introduit dans l’arène politique les propositions qu’ils avaient élaborées dans des espaces académiques pendant la dictature militaire. En Colombie, le collectif qui a introduit les premiers instruments d’assurance qualité était constitué par des enseignant-chercheurs issus des universités d’élite qui avaient une vaste expérience dans des instances de direction institutionnelle et pilotage sectoriel.

La seconde caractéristique est la cohérence du programme d’action publique défendu par ces élites. Dans les deux cas, l’assurance qualité s’inscrivait dans une vision plus large de l’organisation du système d’enseignement supérieur. L’élite chilienne considérait que l’assurance qualité était un moyen de renforcer la régulation dans un secteur de plus en plus dominé par l’offre privée : l’introduction du licenciamiento traduisait ainsi leur volonté de réguler de plus près un marché qui avait grandi de manière désordonnée. De son côté, l’élite colombienne voyait dans l’assurance qualité une forme de régulation plus respectueuse de l’autonomie institutionnelle qui était basée sur des incitations et non plus sur des contraintes légales : dans cette perspective, l’accréditation de haute qualité représentait une reconnaissance publique qui devait inciter les institutions à chercher l’excellence académique.

Véritables feuilles de route des politiques d’assurance qualité au cours de la décennie 1990, ces deux programmes d’action publique connaissent pourtant des évolutions contrastées à partir de la seconde moitié des années 2000. L’exclusion progressive de l’élite chilienne des institutions en charge du pilotage de la politique d’assurance qualité et, surtout, l’interdépendance croissante entre les instruments de cette politique et les nouveaux dispositifs de financement public indirect des institutions privées ont produit une flexibilisation à outrance des critères des standards de qualité de l’accréditation. Quant à elle, l’élite colombienne a bénéficié du soutien des universités d’élite pour conserver son influence sur les agences d’assurance qualité. Ce faisant, elle a assuré une relative stabilité de son programme d’action publique. La différence entre les approches de la qualité des deux politiques s’explique donc par le type d’évolution de leur programme d’action publique original : l’étiolement du programme de régulation renforcée au Chili versus la continuité d’un projet d’excellence académique en Colombie.

Le travail de reconstitution des trajectoires des deux politiques permet de mettre en évidence les rapports de force et les dynamiques institutionnelles qui façonnent le narratif néo-managérial dans chacun des deux pays. Dès lors, au lieu d’associer l’assurance qualité à un régime de régulation néo-managérial rigide et invariant, l’article propose une lecture alternative dans laquelle sont mises en avant les déclinaisons spatiales et temporelles de ce régime.