Aller au contenu principal

L’Italie politique par temps de pandémie : business (almost) as usual

En quelques points

Date

04 mai 2020

Theme

Elections, opinions et valeurs

Christophe Bouillaud, Professeur de Science Politique à Sciences Po Grenoble et au laboratoire Pacte (@BouillaudC)

Au bout de près de quatre mois de crise sanitaire en Italie, il me semble qu’un certain nombre de leçons peuvent être tirées du point de vue de la vie politique de ce pays.

Premièrement, face à une pandémie inédite dans son ampleur depuis un siècle, les autorités politiques italiennes ont tenu le choc, elles ont pris dans l’urgence toute une série de mesures pour restreindre la diffusion du virus, dont un confinement assez strict de toute la Péninsule. Jusqu’à ce jour, les institutions ont donc fonctionné régulièrement Contrairement à l’idée fausse encore répandue de ce côté des Alpes, un gouvernement italien peut donc prendre toutes les mesures d’exception nécessaires. Il dispose de l’arme des décrets-lois, des textes législatifs d’exécution immédiate pris en Conseil des ministres. Ces textes doivent être validés ensuite par le Parlement dans un délai de 60 jours, ou être réitérés par le gouvernement pour rester valable au delà de ce délai. Il peut donc prendre toute une série de décisions de manière autonome du Parlement. De fait, l’image d’une impuissance à gouverner lié à un régime parlementaire est complètement fausse.

Le Président du Conseil, Giuseppe Conte, arrivé en fonction au printemps 2018 à la suite des élections tenues cette année-là et maintenu à ce poste en 2019 malgré le changement de majorité gouvernementale (passant d’une alliance Ligue/M5S à une alliance PD/M5S) provoqué par la tentative de Matteo Salvini de provoquer des élections générales anticipées à l’automne 2019, a pu prendre toutes les décisions que la situation sanitaire semblait imposer. Il n’est pas question ici de discuter de leur tempo, de leur pertinence ou bien de leur efficacité, mais simplement de constater que l’Italie est gouvernée. Face à cette situation inédite, un régime parlementaire old style tel que le connait l’Italie se débrouille aussi bien – ou aussi mal? – que le régime semi-présidentiel à la française. En somme, le mythe, très répandu en Italie et encore au cœur de la légitimation de la Ve République française, d’une meilleure capacité à décider du régime semi-présidentiel français s’avère encore une fois fallacieux. Jusqu’ici il n’en est rien.

Deuxièmement, contrairement à la situation française où les oppositions ont été plutôt inaudibles, toutes les décisions de cet exécutif Conte ont été prises sous le feu de la critique acerbe de trois opposants de pointe.

D’une part, à droite, Matteo Salvini, le leader de la Ligue n’a cessé de s’exprimer, il a continué son travail de campagne permanente. Son discours a cependant complètement oscillé au fil de la crise sanitaire: dans un premier temps, il a lancé une violente campagne d’opinion pour que l’Italie se confine au maximum, en prenant d’ailleurs appui sur la montée de la mortalité en Lombardie l’un des fiefs de son parti, puis, à l’inverse, depuis quelques jours, il fait campagne pour un dé-confinement accéléré « à la Trump », en particulier pour tout ce qui concerne les commerces grands ou petits, les bars et restaurants, ou encore pour la possibilité de célébrer des messes pour la fête de Pâque avec des fidèles dans les églises (ce qui correspond au virage vers le catholicisme identitaire de la Ligue sous sa direction). Il est concurrencé dans cette critique de la part de l’opposition de droite, par Frères d’Italie (FdI), le parti post-néo-fasciste dirigé par une femme, Giorgia Meloni. Cette dernière fait elle aussi le show. Quant au troisième larron de la droite, le patriarche Berlusconi, et son parti Forza Italia, il se fait certes beaucoup moins entendre, car son leader lui-même a disparu des écrans pendant les premières semaines de la crise sanitaire. Mais, depuis quelques jours, il semble vouloir revenir dans le jeu politique, en se disant prêt à soutenir un éventuel gouvernement d’union nationale.

D’autre part, Matteo Renzi, l’ex-dirigeant du Parti démocrate (2014-2016), qui venait de créer son propre « parti personnel », Italia Viva (IV), à la veille de cette crise sanitaire soutenant pourtant la majorité actuelle, a tenté lui aussi de pousser au confinement le plus rapide et le plus sévère possible.On l’entend lui aussi depuis quelques jours sur le déconfinement, et le parallèle avec Matteo Salvini et Giorgia Meloni peut être fait. Par ailleurs, à la tête d’un quarteron de députés et de sénateurs qui lui sont fidèles pour lui être redevable de leur élection en 2018 sur les listes du PD, il menace désormais de provoquer une crise de gouvernement en faisant chuter le gouvernement Conte. Lui aussi se verrait bien profiter d’une redistribution des cartes à l’occasion de la formation d’un nouveau gouvernement. Il lui faut en effet profiter de son poids actuel dans l’enceinte parlementaire, alors même, que, selon les sondages, il reste l’un des politiciens les moins appréciés d’Italie (12% de confiance, selon un sondage Ixé en date du 27/03/20 pour RAI3, moins de la moitié de Berlusconi, 24%, et un cinquième de Conte, 60%).

Ce feu roulant de critiques, contrairement à la relative tiédeur des critiques en France ou à leur étouffement par des grands médias largement repliés sur la ligne gouvernementale, n’a visiblement pas vraiment profité aux deux leaders de sexe masculin. Leur deux partis sont stables dans les intentions de vote, voire en légère baisse dans les sondages. Le gouvernement Conte n’a pas été particulièrement populaire dans sa gestion de la crise sanitaire : 55% d’italiens se déclaraient insatisfaits et 45% satisfaits en date du 21 avril 2020 (Winpoll, 21/04/20, pour Il Sole 24 Ore). A la même date dans un autre sondage (Termometro politico, 21/04/20), 56% des interrogés déclaraient ne pas avoir confiance dans le chef de gouvernement, et 43% l’inverse (avec 1% de sans opinion). Des sondages plus récents semblent montrer une augmentation de la satisfaction: la confiance dans le gouvernement Conte monterait jusqu’à 54/57%, avec seulement 44/43% d’insatisfaits (Tecné pour RTI en date du 26/04/20, Ixé pour RAI3 en date du 27/04/20). C’est peut-être là simplement le résultat de l’espoir soulevé dans la population par l’annonce d’un déconfinement progressif à partir du 4 mai prochain.

A parcourir les différents sondages disponibles sur le site officiel italien dédié à leur publication, on a plutôt l’impression que la situation politique est figée, avec des rapports de force plutôt inchangés depuis l’été 2019. Le seul parti qui semble vraiment grossir sur la dernière année en intentions de vote, c’est FdI. Cette percée correspond à l’état plus général de la droite, d’une part l’ancien parti dominant de la droite, Forza Italia, bien installé en dessous de 10% des intentions de vote, au leader toujours plus vieux et pas très apte à incarner l’avenir, d’autre part, le nouveau parti dominant de la droite, la Ligue, se résumant largement depuis 2013 à la campagne permanente de Matteo Salvini. Il est possible que la vieillesse du premier et l’outrance répétitive du second finissent par lasser même le mieux disposé des électeurs de droite, se résignant alors à donner sa voix à FdI en dépit de la tradition néo-fasciste qu’il incarne. Il ne faut pas cependant pas voir dans FdI un parti plus à droite que la Ligue de M. Salvini. Ses racines et donc ses principaux dirigeants sont liées à l’histoire du néo-fascisme, mais son discours actuel et son attitude sont (légèrement) plus modérés que l’hyper-droitière Ligue de M. Salvini. Il est à noter par exemple que la semaine dernière, la Ligue s’est lancée dans une opération de protestation dans l’enceinte même du Parlement – une tentative d’occupation permanente des lieux -, mais que FdI et encore moins FI ne s’y sont pas associés.

Troisièmement, une ligne de conflit politique est ré-apparue avec cette pandémie : celle entre Nord et Sud, et aussi entre régions du Nord. Comme en France, l’épidémie a frappé d’abord certaines zones, en l’occurrence des communes de Lombardie et de Vénétie. La diffusion de l’épidémie est très liée aux flux internationaux de voyageurs depuis le foyer chinois, et c’est donc le nord du pays qui a pris le premier choc. Du coup, avec les mesures de confinement qui ont fini par être prises, le centre et le sud de l’Italie sont plutôt épargnés. Les autorités régionales du sud ont en particulier accusé les personnes venant du nord de leur amener la maladie – quand on connaît l’histoire des migrations internes en Italie, ce retournement de situation est plutôt ironique, d’autant plus que les personnes s’étant précipité pour prendre un moyen de transport pour rejoindre le centre et le sud du pays sont essentiellement des personnes originaires de ces régions. Pour l’heure, avec une Lombardie, sa capitale Milan et des villes symbole du « Nord profond », Bergame et Brescia, très touchés par la mortalité due à l’épidémie, a résonné une petite musique de revanche de la part des « sudistes » contre ces arrogants « nordistes » qui ont méprisé le reste des Italiens depuis des décennies. Il faut dire aussi que l’une des raisons qui ont poussé les responsables des régions du sud du pays a réagir ainsi repose sur le fait qu’ils savent bien à quel point les structures sanitaires qu’ils gèrent sont globalement en très piteux état. La gestion hospitalière de l’épidémie, si elle prenait beaucoup d’ampleur au sud de l’Italie, serait très probablement un désastre. Les populations méridionales semblent d’ailleurs avoir bien anticipé la situation, au moins dans un premier temps, en adhérant à l’approche du confinement.

A ce renouveau des acrimonies nord/sud, s’ajoute plus des fortes différences entre régions du nord (Piémont, Ligurie, Lombardie, Vénétie, Émilie-Romagne, Trentin-Haut Adige, Frioul-Vénétie Julienne). Il n’est pas très difficile de constater des différences régionales dans l’ampleur de l’épidémie au nord du pays, qui ne tiennent pas seulement à des facteurs de simple diffusion à partir de foyers. La région Vénétie, dirigé par un membre de la Ligue, Luca Zaia, s’en sort plutôt bien (sans doute pour avoir pu faire rapidement plus de tests qu’ailleurs), et, inversement, la Lombardie, dirigé par un autre membre de la Ligue, Luciano Fontana, s’en sort très mal. Il existe même un mystère de la surmortalité constatée en Lombardie. Elle serait de plus de 10% des cas recensés, une situation inconnue ailleurs dans le monde. Le Piémont, autre région dirigée par la droite (mais seulement depuis 2019), ne fait guère mieux. Du coup, un sondage (Winpoll, 21/04/20, pour Il Sole 24 Ore) sur l’efficience de quelques régions-clé est sans appel : la Vénétie se distingue par 86% de satisfaits et seulement 14% d’insatisfaits. Inversement, au Piémont, seuls 27% des enquêtés sont satisfaits, et 63% d’insatisfaits, et en Lombardie, 54% d’insatisfaits et 46% de satisfaits. Cette situation relance un conflit historique au sein même de la Ligue entre lombards et vénètes. Surtout, Luca Zaia finit par incarner la tradition du « Bon gouvernement » dont le Nord se revendique depuis l’Unité italienne, laissant la Lombardie et Milan à ses difficultés. A cela s’ajoute qu’en tant que Président de Région, Zaia a géré directement la crise sanitaire, alors que Matteo Salvini s’est contenté d’occuper les réseaux sociaux et les talk-shows. C’est là une fracture au sein même de la Ligue entre son aile nationale « populiste » et l’une de ses ailes régionales « gestionnaire » et « autonomiste », qui s’était déjà vu en 2017, lors de l’organisation par la Région Vénétie d’un référendum sur son autonomie (comme sa voisine, la Lombardie).

Quatrièmement, ce conflit correspond au fait que la santé est depuis les années 1970 une prérogative régionale. Or tout le monde sait bien que ce secteur de la santé, pourvoyeur d’emplois et de marchés publics, est du coup très différencié selon les régions en termes d’efficacité. Le nord du pays est en principe meilleur sur ce point que le sud, où, en plus, le secteur est réputé très corrompu et très clientéliste. Or la violence de la crise sanitaire en Lombardie, puis au Piémont et en Émilie-Romagne, a montré que le nord est loin d’être homogène de ce point de vue. La différentiation régionale se retrouve désormais dans la discussion sur le rythme et la nature du déconfinement. Chaque région aimerait maintenant choisir son propre rythme et sa propre méthode. Pour le coup, la différence avec la France est vraiment explicable par des considérations institutionnelles: nos régions (mal redécoupées en plus sous F. Hollande) n’ont pas de compétences sanitaires, du coup, leurs leaders sont peu légitimes à intervenir dans la gestion de la crise. La gestion par les ARS (Agences régionales de santé) en France est donc très différente de la situation italienne, et elle explique aussi que tous les difficultés rencontrées finissent chez nous dans les mailles de l’État central. Dans une telle situation de crise, l’Italie se confirme bien être un État quasi-fédéral, régionalisé. La France, en contraste, reste, malgré des décennies de décentralisation, un État centralisé, parce qu’aucune instance élue localement n’a en l’occurrence la légitimité politique pour prendre des décisions importantes en matière de santé, et parce qu’en plus, l’État tel qu’il est actuellement dirigé par E. Macron veut empêcher toute initiative locale qui lui porterait ombrage ou démontrerait par a+b sa totale impéritie.

En résumé, pour l’instant, en ce début mai 2020, la réponse politique italienne est vraiment « conforme au sentier », largement explicable par des considérations partisanes et institutionnelles tout à fait classiques. Il n’y pas sur ce point de surprise. Tout au moins pour le moment. Je laisse pour l’heure de côté les considérations européennes, dans la mesure où elles nécessiteraient un article à part, mais elles aussi rejouent un scénario bien connu.

Cette analyse a été initialement publiée sur le carnet de recherche Politique italienne contemporaine le 04 mai 2020.