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« Les régulations de la qualité de la recherche ne sont pas sans failles »

En quelques points

Date

18 juin 2021

Theme

Objectivité et neutralité scientifiques

Sébastien Gand, Maître de conférences en sciences de gestion à Sciences Po Grenoble et au laboratoire CERAG

Comment définiriez-vous l’objectivité dans votre discipline ?

L’objectivité scientifique est le fait d’offrir des résultats de recherche appuyés sur une démarche et des moyens mettant à distance autant que possible les biais subjectifs que tout chercheur porte en lui du fait de son histoire personnelle, de ses croyances ou de ses intérêts. Ceci est une des bases de la croissance spectaculaire des connaissances scientifiques dans les sociétés, d’abord occidentales puis mondiales, depuis presque trois siècles et un des fondements de sociétés ancrées sur une base rationnelle-légale ainsi que l’a décrit Max Weber.

Différents moyens de régulation, individuels et collectifs, sont déployés pour donner corps à l’objectivation en sciences. A un niveau individuel, le premier élément est bien sûr l’éthique personnelle de la chercheuse ou du chercheur, par exemple dans la non-falsification des données et le traitement respectueux de ses « objets » de recherche, en l’occurrence des humains pour les sciences humaines et sociales. A ce titre, on observe aujourd’hui un encadrement plus fort de la production et de l’usage des données de recherche.

L’autre grand aspect individuel (et d’équipe) sur un projet est la mise en œuvre d’un design de recherche approprié, depuis l’élaboration de la question au regard d’un état des connaissances existantes, en passant par les choix de méthodes et la production des résultats. On est ici dans le cœur de compétences du chercheur, ce à quoi il a été formé de manière approfondie durant son doctorat et qu’il continue à enrichir au cours de sa carrière.

A un niveau collectif, l’évaluation par les pairs est le mode de régulation cardinal de la production de connaissances scientifiques objectivées. Des évaluateurs, sur la base de leurs expertises, sont sollicités par un rédacteur de revue pour juger de la qualité et de l’intérêt de publier les travaux soumis.

Pour autant, ces éléments de régulation individuelle et collective de la qualité de la recherche ne sont pas sans failles. Il en va ainsi de comportements individuels déviants, masquant ou inventant des données sous pression d’une injonction à la publication dont dépend en grande partie le déroulement des carrières universitaires, en témoigne par exemple l’explosion du nombre de publications dans ma discipline, les Sciences de gestion et du management, multiplié par 16 entre 1993 et 2013 ! Dans ce contexte, l’évaluation et la révision de travaux soumis, réalisées bénévolement par des chercheurs sollicités, est une activité chronophage et non valorisée, au risque de laisser publier des contributions peu consistantes.

Ne soyons pas non plus naïfs sur le fait que les communautés scientifiques sont aussi des coteries de chercheuses et de chercheurs voulant faire valoir la place de leurs intérêts de recherche et de leurs personnes (ce qui a été drôlement décrit par David Lodge). Oui, il existe un certain nombre de chapelles plus ou moins irréconciliables, mais l’enjeu collectif est que des contributions scientifiques plurielles puissent s’exprimer tant qu’elles respectent une démarche discutable scientifiquement et pouvant être mise à l’épreuve des faits pour comprendre et agir sur un phénomène social.

La préservation et le renforcement des moyens de régulation individuelle (formation, critères de valorisation des carrières, conditions de travail) et collective (qualité du travail d’évaluation) de la production scientifique sont donc primordiaux pour garantir l’objectivité scientifique.

La neutralité du chercheur est-elle possible et souhaitable ?

Nous ne pouvons pas nous abstraire de l’espace-temps dans lequel nous évoluons et qui construit pour partie la manière dont nous élaborons et traitons nos objets de recherche ; nous sommes en quelque sorte prisonniers de ce que « nous avons devant les yeux » (ce qui n’exonère pas le chercheur en sciences sociales d’un effort de mise à distance historique et culturelle de son objet de recherche). Ainsi, les œuvres de Sartre et Aron sont très marquées par le contexte de la Guerre froide, dans laquelle ils prennent des postures partisanes. Mais cela n’empêche pas Aron d’écrire un chapitre très étayé sur Marx dans Les étapes de la pensée sociologique. Et les sciences « dures » ne sont pas en reste. Etienne Klein a ainsi refait le trajet physique de la vie d’Einstein, marqué par les exils successifs et les montagnes suisses, pour mieux saisir ce qu’il avait « devant les yeux » lorsqu’il produisit ses travaux majeurs sur la relativité. 

Dans ce rapport entre le chercheur et son espace-temps se trouve notamment le lien entre science et politique : quels sont les grands enjeux de notre temps ? Qu’est-ce qui est autorisé ou non, audible ou non, « à la mode » ? Ces éléments contribuent à cadrer, plus ou moins, les travaux qui sont menés car ils vont être financés prioritairement, attireront de nombreux chercheurs et intéresseront plus facilement des revues. Ainsi, le gouvernement français refinance aujourd’hui des recherches fondamentales sur les coronavirus qui avaient été largement ralenties. Pour ma part, j’ai commencé à travailler en 2010 sur des questions relatives à l’accompagnement de la perte d’autonomie des personnes âgées mais il aurait été sûrement plus difficile de le faire une dizaine d’années auparavant, en tout cas pas avec les mêmes moyens et les mêmes possibilités d’observation et d’action. 

L’engagement subjectif du chercheur est nécessaire pour faire avancer les connaissances. Nous choisissons un sujet par attrait, que ce soit pour l’énigme scientifique à laquelle il nous confronte et/ou pour des questions de résonance avec des éléments personnels et nos convictions. Mais l’engagement subjectif n’est pas contradictoire avec l’effort d’objectivité scientifique que requiert la recherche.

La question de la neutralité se pose de manière plus délicate lorsque le chercheur quitte la discussion scientifique avec ses pairs pour échanger dans la Cité. Nos travaux, suivant les sujets, leur actualité, leur sensibilité, les intérêts en présence, peuvent être saisis dans des débats ou des controverses et instrumentaliser. L’instrumentalisation est assez inévitable et la difficulté pour le chercheur est de trouver un espace permettant de défendre ses résultats, y compris certaines subtilités parfois nécessaires, et les recommandations qu’il en tire pour l’action publique ou privée. De ce point de vue, l’existence d’un média comme The Conversation est particulièrement salutaire. Enfin, le chercheur en sciences sociales n’est pas responsable de la radicalisation des opinions et de l’hystérisation systématique de la manière dont sont conduits les débats sur certains thèmes. 

Quelle place les méthodes occupent-elles dans votre démarche de chercheur ?

La recherche scientifique vise une production contrôlée de connaissances afin que l’on puisse expliquer comment les résultats sont élaborés, ainsi que leur portée et leurs limites. Forcément le choix des méthodes et leur bon usage sont centraux dans ce processus, alors qu’ils disparaissent souvent complètement de la discussion dès que l’on quitte l’arène scientifique.

Il me semble cependant important de ne pas réduire la science à une représentation « techniciste » d’usage de méthodes. Les méthodes s’inscrivent dans un design de recherche, c’est-à-dire « la trame qui permet d’articuler les différents éléments d’une recherche », depuis la construction de la problématique à la collecte et au traitement des données en passant par le choix des méthodes et leur mise en œuvre. Les méthodes sont donc des outils permettant au chercheur d’étudier son objet : leur pertinence se juge par rapport à la problématique à traiter et à ce que l’on veut observer.

Personnellement, j’ai beaucoup utilisé de méthodes de recherche collaboratives, m’amenant à travailler sur des problématiques rencontrées par des organisations publiques ou privées qui rejoignent des limites de connaissances à un moment donné dans un champ de recherche. C’est de mon point de vue une manière pertinente d’avancer sur des problématiques exploratoires et d’étudier des processus de changement organisationnel qui nécessitent une compréhension fine du comportement des acteurs et de l’organisation ainsi qu’un suivi longitudinal.  

Par exemple, pour étudier des innovations dans le soutien aux proches aidants ou dans la sécurisation du maintien à domicile des personnes âgées fragiles, j’ai mené avec des collègues des évaluations qualitatives d’expérimentations de politique publique. En 2010 et 2015, cette posture était selon moi un bon moyen d’observation de politiques publiques multi-acteurs encore peu établies et complexes par leur ancrage territorial de proximité devant faire coopérer des acteurs hétérogènes et autonomes. Je n’aurais pas pu avoir autrement l’accès aux terrains et les moyens pour constituer un matériau de recherche riche, avec plusieurs cas comparables et dont les données pouvaient être exploitées en recherche académique par ailleurs.

Les recherches collaboratives nécessitent que la relation entre les partenaires de recherche – les demandeurs et les chercheurs- soit bien établie afin que la liberté d’investigation soit préservée, notamment dans l’accès aux différents acteurs, dans le choix des méthodes et dans l’utilisation des résultats. Les interactions avec les acteurs de terrain dans le temps permettent de construire un lien de confiance nécessaire pour accéder à l’« intimité » d’une organisation, à ce qui n’est pas écrit dans les procédures et les organigrammes mais qui permet d’interpréter de manière plus établie certains comportements ou choix managériaux, y compris leurs paradoxes. Enfin, soumettre ses analyses et ses résultats, intermédiaires ou définitifs, à celles et ceux que l’on a étudié.es est une source d’amélioration et de validation de son travail scientifique.

Pourriez-vous présenter un exemple de recherche, idéalement issue de vos propres travaux, pour illustrer les enjeux et les tensions autour de l’objectivité et de la neutralité en sciences sociales ?

Je vais présenter deux cas différents. Le premier porte sur un travail d’évaluation d’expérimentation de politique publique. Si des pouvoirs publics conçoivent et expérimentent des dispositifs, c’est qu’ils ont des attentes. Or les temps politique et scientifique sont très différents. Alors que nos recherches s’étalent souvent sur plusieurs années, les commanditaires politiques peuvent avoir des enjeux plus rapprochés, notamment en lien avec des échéances électorales ou budgétaires (c’est ainsi que le RSA déployé à titre expérimental dans 30 départements en 2009 a été généralisé avant même son évaluation finale). Notre équipe s’est ainsi retrouvée à devoir produire une note pour un cabinet ministériel alors même que nos données étaient partielles et le processus de déploiement de l’expérimentation encore en cours. Un équilibre était alors à trouver entre la prudence nécessaire dans les premières analyses transmises et leur interprétation possible, et le besoin de donner à voir de premiers effets en cours pour que le financement de l’expérimentation soit renouvelé, et donc que les conditions de notre recherche scientifique soient préservées. 

Je voudrais montrer à travers le second cas comment la perception d’un objet de recherche peut être transformée par l’irruption d’une crise externe. Une partie de mes travaux de thèse portait sur les entreprises démocratiques que, plutôt que l’angle d’analyse classique cherchant à déterminer si elles sont plus ou moins performantes que les entreprises capitalistes-hiérarchiques, j’abordais sous l’angle de leur capacité à se renouveler régulièrement pour se pérenniser. La démocratisation des entreprises avait été un sujet de recherche en vogue dans les années 1960 et 1970 mais avait perdu en vigueur dans les sciences de gestion et du management (même si le thème du colloque de l’Academy Of Management américaine en 2003 était Democracy in a knowledge economy). Aussi, lors de mes premières communications scientifiques en congrès, des retours me renvoyaient parfois un certain scepticisme sur l’intérêt du thème.

Puis survint la crise des sub-primes en 2008-2009. La critique forte du capitalisme financier qui s’ensuivit ouvrit à nouveau la question des alternatives organisationnelles à l’entreprise capitaliste-hiérarchique, et « mon » sujet devint particulièrement à la mode et source d’engouement… Mes travaux de recherche gardaient le même contenu (une étude historique du phénomène des entreprises démocratiques et des études de cas) et les mêmes résultats mais leur résonance avait changé : je n’avais pas perdu ma neutralité mais le cadre de jugement et de résonance avait évolué.