Aller au contenu principal

Les États-Unis en froid avec leurs alliés historiques au Moyen-Orient

En quelques points

Date

30 octobre 2022

Theme

Moyen-Orient

Jean Marcou, Professeur de droit à Sciences Po Grenoble, chercheur au CERDAP2 et chercheur associé à l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul

Arrivés au Moyen-Orient tardivement, c’est-à-dire à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis comptent trois alliés historiques dans cette région du monde : l’Arabie saoudite, la Turquie et Israël.

On fait traditionnellement remonter la convergence entre Washington et Riyad à la rencontre qui eut lieu sur le croiseur Quincy, le 14 février 1945, entre le président Roosevelt et le roi Ibn Saoud, fondateur du Royaume saoudien contemporain. Ce qu’on prendra l’habitude d’appeler le « Pacte du Quincy » consiste en un accord tacite et énigmatique, qui promet à la famille Saoud, la protection des États-Unis contre en retour la possibilité d’exploiter les ressources pétrolières saoudiennes.

Au même moment, la Turquie d’İsmet İnönü venait d’entrer en guerre aux côtés des alliés contre les puissances de l’Axe, abandonnant une posture neutraliste, conforme à la politique d’indépendance nationale qu’avait observée Mustafa Kemal Atatürk, depuis les débuts de la république. Ce pays devait conforter cette orientation pro-occidentale par la suite, en acceptant le plan Marshall, en 1947, puis en entrant dans l’OTAN, en 1952.

Le soutien américain à Israël fut plus tardif, car les premiers alliés de l’État hébreu étaient le Royaume-Uni et la France. C’est au moment de la guerre des Six Jours, lorsque le général de Gaulle décrète un embargo sur le matériel militaire à destination d’Israël et que l’appui de l’URSS au monde arabe s’intensifie que Washington met sur pied, avec Tel-Aviv, une alliance qui allait s’avérer indéfectible.

Si elles ne se sont jamais formellement démenties, ces alliances ont bien sûr évolué au gré des transformations des équilibres régionaux et internationaux. On pouvait penser que la présidence Biden, et plus encore le déclenchement de la guerre en Ukraine, conduiraient à resserrer les liens entre les États-Unis et leurs alliés historiques au Moyen-Orient. Or, une évaluation rapide de la situation, huit mois après le début du conflit ukrainien, montre qu’en réalité, il n’en est rien. Si les trois États ont en effet condamné l’invasion russe dans les instances internationales, ils ont été beaucoup moins enclins à sanctionner économiquement la Russie et à s’éloigner d’elle politiquement, s’installant dans une position de grand écart qu’ils ne semblent pas prêts à abandonner, et qu’ils cultivent en fonction des développements du conflit.

La Turquie plus médiatrice qu’alliée véritable

S’il est un pays sur les trois pour lequel cette position ambiguë n’a pas surpris, c’est bien la Turquie. Au cours des deux dernières décennies, Ankara a souvent montré que sa relation avec Washington n’était pas un long fleuve tranquille. Déjà, en 2003, lors de l’intervention américaine en Irak, la Turquie avait refusé que les États-Unis ouvrent un second front sur sa frontière avec l’Irak, en attaquant ce dernier à partir du sol turc. Par la suite, les désaccords se sont multipliés, notamment après le début de la guerre en Syrie, le gouvernement turc ayant condamné l’appui des États-Unis aux milices kurdes YPG dans le Rojava, avant de se rapprocher, en 2017, de la Russie et de l’Iran, à l’occasion de ce qu’on appellera « le processus d’Astana », une structure informelle qui vise à parvenir à une solution négociée du conflit, en se passant de l’aval des Occidentaux et de l’ONU. Cette posture s’est nourrie d’une densification des relations économiques et énergétiques russo-turques, amorcée dès la fin de la guerre froide, et du développement de liens politiques de plus en plus intenses, au moment où les rapport turco-occidentaux se distendaient.

Alors même qu’il concédait aux Russes la construction de la première centrale nucléaire turque et qu’il soupçonnait les États-Unis d’avoir trempé dans la tentative de coup d’État de 2016, Recep Tayyip Erdoğan n’a pas hésité à acquérir des missiles russes de défense aérienne S-400, tout en acceptant d’entrer dans la construction du gazoduc TurkStream qui contourne l’Ukraine par le sud pour livrer les marchés européens. En 2014, le leader turc avait pourtant condamné avec vigueur l’annexion de la Crimée, avant de dénoncer les atteintes russes à la souveraineté ukrainienne qui s’ensuivront. Parallèlement, Ankara n’a pas hésité à développer une coopération économique et militaire fructueuse avec l’Ukraine, notamment en lui livrant des drones de combat Bayraktar TB2.

Il reste que depuis le début de la guerre, la Turquie n’a cessé d’intervenir auprès des Russes pour accréditer un rôle de médiation parfois ambigu. Force est de constater que cet activisme diplomatique a fini par aboutir à deux accords concrets entre les belligérants : le 22 juillet 2022, les Russes ont accepté d’ouvrir des couloirs sécurisés en mer Noire pour permettre la reprise des exportations de céréales ukrainiennes ; le 22 septembre 2022, une nouvelle fois sous l’égide la Turquie et de l’ONU, les deux pays ont accepté de procéder à un échange de prisonniers.

Pour parvenir à ces résultats, on a vu Recep Tayyip Erdoğan s’impliquer, tantôt dans des cénacles occidentaux comme ceux de l’OTAN (sommet de Madrid, les 29 et 30 juin 2022)  ou de l’UE (Communauté politique européenne à Prague, le 6 octobre 2022), tantôt participer à des rencontres supervisées par la Russie et/ou la Chine (septième rencontre du processus d’Astana, le 18 juillet 2022, à Téhéran, sommet de l’Organisation économique de Shanghai, les 15 et 16 septembre 2022, à Samarcande, 6e sommet de la CICA, les 12 et 13 octobre 2022, à Astana), sans parler de multiples contacts directs ou téléphoniques avec les présidents russe ou ukrainien.

Bien qu’ils n’aient pas officiellement condamné ces initiatives de médiation, les États-Unis et leurs alliés ont parfois été déroutés par le numéro d’équilibriste que la Turquie a été amenée à réaliser, et ce d’autant plus qu’elle s’est souvent attirée des compliments appuyés de Moscou. Le 27 octobre 2022, lors d’une réunion du think tank Valdaï, à Moscou, Vladimir Poutine a ainsi qualifié Recep Tayyip Erdoğan de « leader fort » et de « partenaire fiable ». Le 13 octobre précédent, en marge du 6e sommet de la CICA, le président russe avait déclaré vouloir faire de la Turquie « un hub gazier » aux portes de l’Europe, une proposition qui n’avait pas manqué d’intriguer nombre de capitales européennes au moment où elles essayent à mettre un terme à leurs approvisionnements russes. On comprend dès lors pourquoi ces convergences russo-turques amènent les alliés occidentaux de la Turquie à s’interroger sur le positionnement stratégique de celle-ci, en plein conflit ukrainien…

L’Arabie saoudite s’affranchit de la tutelle américaine

Les premières atteintes à la forte convergence américano-saoudienne, qui avait prévalu pendant et après la guerre froide, ne remontent pas au conflit ukrainien. Pourtant, les désaccords apparus antérieurement semblaient plus conjoncturels et moins vifs. On se souvient que le JCPoA (Joint Comprehensive Plan of Action), mieux connu sous le nom « d’accord de Vienne sur le nucléaire iranien de 2015 », avait été accueilli avec inquiétude par l’Arabie saoudite, dont la rivalité avec la République islamique était en train de s’accroître de façon spectaculaire, au point d’être souvent décrite alors comme une sorte de guerre froide moyen-orientale.

L’annulation de l’accord, par Donald Trump, en 2018, n’a pas empêché son successeur, Joe Biden, d’essayer de le restaurer, trois ans plus tard, en ouvrant de nouvelles négociations. À ce premier contentieux s’est ajouté, en février 2021, la publication d’un rapport du renseignement américain, montrant que Mohammed ben Salmane (MBS) avait en personne « validé » l’assassinat du journaliste dissident saoudien, Jamal Khashoggi, au consulat général d’Istanbul, le 2 octobre 2018. Cette révélation a fait écho aux déclarations du candidat Biden qui, pendant sa campagne électorale, avait dénoncé le rôle joué par MBS dans cette affaire, en affirmant sa détermination à ne pas avoir de relation avec un dirigeant qu’il disait vouloir isoler sur la scène internationale, pour en faire un « paria ».

Dès les débuts de la guerre en Ukraine, on a senti que l’Arabie saoudite, tout en votant en faveur de la condamnation de l’invasion russe, lors de l’Assemblée générale des Nations Unies du 2 mars 2022, ne tenait pas à sacrifier une relation politique et économique patiemment construite avec Moscou, au cours des dernières années, à une guerre qu’elle percevait manifestement comme n’étant pas la sienne. Ainsi a-t-on vite pu constater que Riyad n’appliquait pas les sanctions occidentales, en augmentant ses importations de fioul russe pour préserver ses propres stocks d’hydrocarbure, ou en refusant d’accéder aux demandes américaines de faire baisser la production mondiale de brut pour réduire par contrecoup les revenus pétroliers de la Russie, ou même encore en justifiant ce refus de réduction de la production de pétrole au prétexte qu’un éventuel retour de l’Iran sur les marchés, au terme d’un rétablissement de l’accord de 2015, risquait de faire repartir les cours à la baisse. La visite de Joe Biden en Arabie saoudite, les 15 et 16 juillet 2022, n’est pas parvenue à restaurer la confiance entre le président américain et le prince héritier saoudien. En tout cas, le premier n’a pas réussi à obtenir un engagement ferme du second à faire baisser les cours pétroliers contre sa réhabilitation internationale.

La Maison Blanche à Washington DC (photo de Jean Marcou, 2017)

De fait, la décision de l’OPEP+ de réduire sa production de pétrole de 2 millions de barils par jour (alors que la réduction attendue était deux à quatre fois moindre), lors de sa réunion du 5 octobre 2022, à Vienne, a été ressentie par les États-Unis comme un véritable camouflet infligé par une Arabie saoudite, devenue l’alliée objective de Moscou, au sein de cette organisation. Cette initiative a confirmé la capacité du royaume à s’émanciper de la tutelle américaine et à jouer sa propre carte sur la scène internationale, pour faire primer ses propres intérêts, ceux d’un pétrole cher destiné à financer les programmes ambitieux de diversification économique du programme « Ambition 2030 », lancé par le prince héritier.

La Maison-Blanche a fait savoir son mécontentement. Jake Sullivan, le conseiller à la sécurité nationale de la présidence américaine, a déclaré que les États-Unis allaient « réévaluer » leur position à l’égard des Saoudiens, accusés de prendre « le parti de la Russie contre les intérêts du peuple américain ». Cette réévaluation pourrait même concerner l’aide militaire américaine à l’Arabie saoudite, notamment les réapprovisionnements en armes et munitions. Riyad a réagi en expliquant que la décision du 5 octobre 2022 n’était pas politique, avant d’arguer qu’elle avait été acquise à l’unanimité et qu’elle était motivée « par des raisons purement techniques », qui visent à assurer « la stabilité et l’équilibre des marchés mondiaux ».  Une dizaine de jours plus tard, pour faire bonne figure, l’Arabie saoudite a annoncé une aide humanitaire de 400 millions de dollars à Kiev, en la présentant toutefois comme la contribution du royaume à la désescalade des tensions, plutôt que comme un véritable engagement aux côtés de l’Ukraine.

Israël préserve ses intérêts immédiats avec la Russie

Les désaccords d’Israël avec les États-Unis, avant la guerre en Ukraine, sont concomitants à ceux qu’a connus l’Arabie saoudite dans sa relation avec Washington, et portent même sur des questions parfois similaires. L’État hébreu a notamment très mal accueilli le JCPoA, le qualifiant « d’erreur historique », en soulignant qu’il ne se considérait pas lié par son contenu.

À ce désaccord majeur se sont ajoutées les mauvaises relations de Barack Obama avec Benyamin Netanyahou. Le retour au pouvoir de ce dernier, peu après l’élection du leader démocrate, avait amené le président américain à devoir rapidement renoncer à son projet initial de promouvoir une résolution du conflit israélo-palestinien. On sait que le JCPoA fut analysé ainsi comme un succès de Barack Obama au Moyen-Orient destiné à faire oublier son premier échec. En se retirant du JCPoA et en déclenchant contre l’Iran « le niveau le plus élevé de sanctions économiques possibles », Donald Trump a bien sûr restauré les relations américano-israéliennes, en les portant à un stade jamais atteint, avec le déplacement de l’ambassade des États-Unis de Tel-Aviv vers Jérusalem (décembre 2017-janvier 2018), l’expulsion de la représentation diplomatique de l’OLP à Washington (octobre 2018), la reconnaissance de l’annexion du plateau du Golan (mars 2019) ou celle de la légalité de la colonisation israélienne en Palestine (novembre 2019).

Le retour des démocrates aux affaires en 2021, sans remettre en cause systématiquement ces décisions, a de nouveau modéré l’indéfectible alliance, notamment en rouvrant des négociations sur le nucléaire iranien, afin de rétablir le JCPoA. Toutefois, le manque d’empressement d’Israël à soutenir l’Ukraine et à sanctionner la Russie a d’autres raisons. En premier lieu, le conflit ukrainien ébranle intérieurement la société israélienne, d’abord, parce que l’Ukraine est l’une des terres marquées par la Shoah, ensuite, parce que près de 20% de population de l’État hébreu est aujourd’hui russophone. Même si ces Israéliens russophones semblent avoir pris majoritairement le parti de l’Ukraine, les opinions restent partagées, selon les origines familiales russes ou ukrainiennes et les appartenances politiques.

En second lieu surtout, la réserve israélienne à l’égard du conflit a des raisons stratégiques. Inquiète de la présence de l’Iran et du Hezbollah aux côtés du régime de Bachar el Assad, l’armée israélienne frappe en effet leurs forces, engagées dans la guerre civile syrienne. Ces frappes ne peuvent avoir lieu qu’avec l’accord de la Russie, qui maitrise l’espace aérien syrien. Elles révèlent toute l’ambiguïté des alliances en Syrie, puisque théoriquement Russes et Iraniens soutiennent le même camp. Mais cette convergence de fond n’empêche pas une connivence ponctuelle russo-israélienne que le gouvernement israélien considère comme un élément majeur de sa sécurité.

Au début du conflit, Naftali Bennett, le premier ministre d’alors avait tenté de conjurer le mauvais sort en rendant visite à Vladimir Poutine à Moscou, afin de mettre sur un pied une médiation. Après l’échec de cette tentative, Israël a condamné l’invasion russe de l’Ukraine dans les instances internationales et consenti à apporter une aide humanitaire à l’Ukraine, mais il a refusé de livrer des armes à Kiev, en dépit des demandes insistantes et récurrentes du président Zelensky, se rangeant définitivement dans le camp des alliés de Washington qui ont décidé de ménager la Russie. Cette attitude n’a certes pas conduit le gouvernement israélien à fermer les yeux sur les déclarations antisémites proférées par Sergueï Lavrov, le ministre russe des affaires étrangères, en mai 2022. À Volodymyr Zelensky, qui s’étonnait que Moscou puisse qualifier le régime ukrainien de « nazi », alors que son président a lui-même des ascendances juives, le chef de la diplomatie russe avait répondu : « …cela ne veut absolument rien dire. Depuis un certain temps, des juifs eux-mêmes nous ont dit que les plus grands antisémites étaient juifs. » Cette déclaration avait entrainé une vive réaction de Yair Lapid, alors ministre israélien des affaires étrangères, qui avait qualifié les propos de Lavrov « d’impardonnables et de scandaleux ». Toutefois, ni cet incident diplomatique, ni les violences révélées de l’armée russe dans le conflit n’ont amené le gouvernement israélien à changer de position.

En guise de conclusion…

Le constat de la prudence observée par ces trois alliés historiques des États-Unis conduit à plusieurs commentaires. En premier lieu, on aurait tort de penser qu’en l’occurrence, ce refus d’un engagement total derrière les États-Unis annonce une rupture prochaine. Pour ces États, l’alliance américaine reste un facteur de sécurité majeur qu’ils ne peuvent remplacer par une connivence avec la Russie, voire avec la Chine.

En second lieu, il est probable que ces infidélités ont été favorisés, depuis le début du millénaire, par l’inconstance de la politique étrangère américaine au Moyen-Orient, qui a été ébranlée par chaque élections, chaque nouveau président remettant en cause ce qu’avait fait son prédécesseur. Pour assumer une telle instabilité, les alliés de la puissance américaine sont enclins à modérer leur fidélité par l’entretien d’un rapport tacite avec le camp adverse.

En dernier lieu, le double-jeu des alliés historiques des États-Unis au Moyen-Orient illustre les nouveaux équilibres du monde à venir. On a beaucoup parlé d’une nouvelle guerre froide et d’une repolarisation du monde, avec notamment l’émergence d’une rivalité américano-chinoise. Si cette hypothèse a sa pertinence, il n’est pas sûr qu’elle nous fasse entrer dans une nouvelle bipolarité. Le monde contemporain est multiple. Le Moyen-Orient, l’Afrique, voire d’autres régions du monde ne perçoivent pas le conflit ukrainien comme leur. Dès lors, les États de ces régions ajustent la fidélité qu’il voue à leur alliance structurelle. En l’occurrence, ils dénoncent certes le trouble international que constitue une agression, sans pour autant rompre toute relation avec l’agresseur. L’alliance américaine n’est plus perçue par eux comme la seule source de sécurité. Pour être efficace elle doit être combinée avec un rapport de connivence avec le camp opposé, afin de pas sacrifier en particulier une partie de leurs intérêts à un devoir de fidélité sans limite.