Selcan Karabektaş, doctorante à l’Université Grenoble Alpes et chercheure au CERDAP2
Depuis le Plan d’ouverture en Afrique, lancé par le gouvernement turc en 1998, les relations turco-africaines se sont développées pour atteindre aujourd’hui une forme de partenariat stratégique, qui est devenu l’un des objectifs clés de la politique étrangère turque. C’est dans ce contexte que la troisième édition du sommet Turquie-Afrique s’est tenue à Istanbul, les 17 et 18 décembre 2021, avec pour thème « Partenariat renforcé pour un développement et une prospérité mutuels ».
Devenu membre observateur de l’Union africaine (UA) en 2005, la Turquie, nouvel acteur sur le continent, avait réalisé le premier de ces sommets, en 2008, à Istanbul, et le deuxième, en 2014, à Malabo (Guinée équatoriale). En réalité, ce troisième sommet devait initialement se tenir en 2019, mais l’Égypte (pays avec lequel Ankara entretient des relations difficiles) exerçait la présidence de l’UA, et du fait de la pandémie, il fut reporté une nouvelle fois en 2020.
Une participation importante et une structure institutionnelle de plus en plus sophistiquée
Seize chefs d’État africains ont participé au sommet, notamment Félix Tshisekedi, l’actuel président de l’UA, Macky Sall, le président du Sénégal, Nana Akufo-Addo, le président du Ghana, Paul Kagame, le président du Rwanda, Emmerson Mnangagwa, le président du Zimbabwe et Muhammadu Buhari, le président du Nigéria. Ils étaient accompagnés de 102 ministres, dont 26 ministres des Affaires étrangères, ainsi que d’autres responsables africains qui ont participé aux activités programmées. Au total, 39 pays sur les 55 que compte l’Union africaine étaient représentés. Organisé deux mois après un forum économique centré sur les investissements et les échanges commerciaux, ce sommet souhaitait avant tout renforcer la coopération turco-africaine et faire le bilan des projets entrepris depuis le précédent sommet.
Durant la rencontre, Recep Tayyip Erdoğan a cependant souligné « qu’il était honteux pour l’humanité » que seulement 6 % de la population africaine soit vaccinée contre le Covid-19, et il a annoncé que la Turquie enverrait aux pays africains, au cours des prochains mois, 15 millions de doses de Turkovac, un vaccin développé par les scientifiques turcs qui vient d’être homologués en urgence.
Le programme comprenait également des sessions sur l’agriculture, le développement et l’industrie de la défense. Ces travaux ont permis de souligner les objectifs de la coopération turco-africaine pour les cinq prochaines années, avec des projets qui impliqueront directement le secteur privé. Un « Plan d’action conjoint du partenariat Turquie-Afrique 2021-2026 » axé sur les investissements et la sécurité, a été établi pour la période 2021-2026. Il devrait être mis en œuvre conjointement par la Turquie, l’UA et ses États membres. Un protocole d’accord sur la coopération a également été signé entre la Turquie et le secrétariat de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECA). L’année 2026 a été retenue pour la tenue du prochain sommet qui aura lieu cette fois en Afrique.
Pourquoi la Turquie s’intéresse-t-elle autant à l’Afrique ?
Depuis les deux dernières décennies, à la recherche de nouveaux espaces d’influence, Ankara a beaucoup investi en Afrique, tant sur le plan économique que diplomatique. La politique africaine de la Turquie est la chasse gardée de Recep Tayyip Erdoğan, qui a fait jusqu’à ce jour 38 voyages dans 28 pays africains. Alors que l’État turc ne possédait que douze ambassades en 2002 dans toute l’Afrique, le pays compte aujourd’hui un total de 43 missions diplomatiques sur le continent. À l’inverse, Ankara accueille désormais 37 ambassades de pays africains.
Cette forte densité des relations politico-diplomatiques a également porté ses fruits sur le plan économique. L’ouverture des ambassades a été suivie par l’implantation de nombreuses entreprises et institutions commerciales turques en Afrique. Selon les données du TUIK (Institut turc de statistiques), le volume du commerce entre la Turquie et le continent africain, qui n’était que de 4,3 milliards en 2002, a atteint près de 25 milliards de dollars en 2020. Le Conseil des relations économiques extérieures (DEİK), un organisme qui dépend du ministère du Commerce, a établi des conseils d’affaires conjoints avec 45 pays africains, dont 40 sont des pays d’Afrique subsaharienne. Quant à la compagnie aérienne Turkish Airlines, elle dessert actuellement plus de 60 destinations africaines dans 30 pays du continent.
Le soft power turc et la rhétorique néo-ottomaniste d’Erdoğan ont ainsi porté leurs fruits. Mais différents facteurs ralentissent les initiatives turques. Traversant une grave crise économique, la Turquie voit ses ressources financières s’amenuiser, ce qui gêne l’élaboration des projets à long terme. Plus généralement, Ankara rencontre des difficultés pour lancer des politiques à l’échelle de tout le continent et doit privilégier les pays africains avec lesquels elle a des liens historiques. Le gouvernement turc tente ainsi de renforcer sa relation avec les pays d’Afrique du Nord, en corrigeant le souvenir parfois défavorable laissé par l’Empire ottoman. Il développe par ailleurs des relations avec l’Afrique orientale, où les populations musulmanes sont importantes, en utilisant des arguments religieux. L’implication active dans la construction de mosquées de la Présidence des affaires religieuses (Diyanet işleri başkanlığı), instance publique qui gère, en Turquie, le sunnisme hanéfite majoritaire, est révélateur de cette politique et de ses orientations.
Le dilemme turc à venir en Afrique, entre soft power et hard power
Dans un autre registre, la Turquie, qui possède une base militaire en Somalie depuis 2017, continue d’étendre son emprise en Afrique dans le domaine de la défense, en faisant la promotion de ses équipements militaires auprès des pays africains. À l’heure actuelle, ces derniers sont très intéressés par les drones. Le Maroc et la Tunisie, qui ont commandé des drones de combat turcs, il y a déjà plusieurs mois, ont commencé à les recevoir en septembre 2021. Cet intérêt est le résultat de l’intervention de l’armée turque en Libye en 2020. L’usage des drones a en effet permis de repousser l’offensive de l’Armée nationale libyenne (ANL) et de retourner le sort des armes en faveur du gouvernement de Tripoli.
Il n’est dès lors pas étonnant que les SIHA (Silhalı insansız Hava Arıcı – véhicule aérien sans pilote armé), les drones de combat turcs, aient été l’un des principaux sujets de discussion de la tournée d’Erdoğan en Afrique, au mois d’octobre dernier, car il semble que pour atteindre l’objectif qu’il s’est fixé de tripler le volume des échanges turco-africains avant la célébration du centenaire de la République en 2023, le président turc compte beaucoup sur l’accélération des exportations dans le domaine de la défense (notamment la vente de SIHA). Il faut dire qu’en Afrique, nombre d’États sont confrontés à des mouvements de sécession ou à des rebellions djihadistes ; ce qui en fait un marché potentiel de vente d’armes et de drones armés.
Toutefois, il risque d’être difficile de devenir un pourvoyeur d’armes majeur sans donner aussi l’impression de s’immiscer dans les affaires intérieures des pays africains. Cette orientation militaire de plus en plus importante pourrait dès lors contrarier l’image favorable découlant du soft power turc (fondé sur la coopération économique et l’aide humanitaire), qui s’est imposée en Afrique au cours des deux dernières décennies. Il est vrai que cette évolution de la politique africaine de la Turquie n’est pas dépourvue non plus de préoccupations de politique intérieure, car elle vise à conforter auprès des électeurs de 2023 (date des prochaines élections générales en Turquie) l’image d’un pays fort, capable de tirer parti de ses nouveaux atouts technologiques.