Aller au contenu principal

« Décrire, comprendre, transmettre, agir : voilà à quoi nous voulons que servent nos recherches »

En quelques points

Date

28 mai 2021

Theme

Objectivité et neutralité scientifiques

Florent Gougou, maître de conférences de science politique à Sciences Po Grenoble et au laboratoire Pacte, @FlorentGougou, et Simon Persico, Professeur de science politique à Sciences Po Grenoble et au laboratoire Pacte, @SimPersico

Comment définiriez-vous l’objectivité en sciences sociales ?

L’objectivité des sciences sociales est un idéal. Cet idéal est approché quand les éléments de preuve utilisés par une chercheuse A pour analyser le monde social sont indépendants de ses préférences morales et politiques. Cet idéal signifie qu’une chercheuse B dont les préférences politiques seraient opposées à celles de la chercheuse A aboutirait aux mêmes résultats si elle utilisait le même protocole pour collecter et analyser les mêmes données.

En ce sens, nous définissons l’objectivité comme une forme d’honnêteté intellectuelle que nous proposons d’évaluer à l’aune de deux critères : la systématicité de la collecte des données et la transparence du protocole d’enquête. Mais que signifient concrètement ces deux critères ? Le critère de la systématicité signifie qu’une recherche tendant à l’objectivité ne doit pas écarter les faits qui ne conviennent pas, le second que cette recherche ne doit pas mettre sous le tapis les éventuelles faiblesses du dispositif d’enquête. Ce sont ces normes du travail scientifique qui jalonnent notre chemin vers l’objectivité.

L’idéal d’objectivité ne signifie pas que la recherche en sciences sociales doive être une activité standardisée qui n’utiliserait qu’un seul type de protocole. Au contraire : dans la mesure où les faits sociaux ne sont pas strictement reproductibles, l’objectivité exige que les sciences sociales soient pluralistes. Face aux résultats de la chercheuse A, une chercheuse B doit pouvoir poser et tester des hypothèses alternatives, utiliser d’autres techniques d’enquête, mobiliser d’autres données, étendre le champ de l’enquête dans le temps ou dans l’espace. Bref, elle doit pouvoir faire avancer la connaissance et éventuellement susciter la controverse, pourvu qu’elle le fasse avec la même systématicité dans sa collecte des données et la même transparence dans son protocole d’enquête. Le débat scientifique a toute sa place en sciences sociales s’il est basé sur la confrontation de preuves robustes.

Cette conception de l’objectivité nous pousse à préférer certaines approches épistémologiques plutôt que d’autres : celles qui s’appuient sur les données plutôt que sur un simple appareillage conceptuel, aussi élégant, critique, philosophique ou mathématisé soit-il. De ce point de vue, les sciences sociales doivent, selon nous, se garder de deux écueils. Le premier revient à jeter l’objectivité avec l’eau du bain de la neutralité, en considérant que le discours scientifique, parce qu’il est socialement ou politiquement situé – ce qu’il est – peut se satisfaire d’analyses subjectives, normatives ou militantes, fondées sur un terrain d’enquête parcellaire et/ou mal exploité. Le second écueil revient à privilégier des modèles d’équation complexes à la qualité des données mobilisées.

Ce serait bien dommage. En effet, quand elles s’appuient des données pertinentes, clairement exposées, les sciences sociales produisent des éléments de connaissance objectivement probants et socialement importants. Prenons l’exemple des discriminations et des préjugés à l’encontre de certains groupes, pour lesquelles nous disposons désormais d’une accumulation de preuves.

Les enquêtes par questionnaire auprès d’échantillons représentatifs de la population démontrent, depuis de nombreuses années, que les personnes juives, noires ou musulmanes sont victimes de nombreux préjugés négatifs. Les études de terrain, qu’elles soient expérimentales, ethnographiques ou fondées sur des archives et des entretiens, montrent que ces préjugés ont des conséquences objectives sur la vie de ces personnes : dans leur rapport à la police et aux administrations comme dans l’accès au logement ou à l’emploi. Les méta-analyses qui font une compilation statistique des enquêtes existantes confirment ces résultats. D’autres travaux montrent que ces discriminations peuvent être renforcées par le cadrage de ces questions dans le débat public ou les décisions législatives : un récent article dans une revue de référence pour la science politique mondiale montre ainsi que la loi de 2005 interdisant le voile dans les écoles françaises a nui à la réussite éducative des filles musulmanes, à leur trajectoire sur le marché du travail et à la composition de leur famille.

Tous ces résultats méritent évidemment d’être répliqués, débattus, affinés, mais ils permettent d’ores et déjà de mesurer objectivement l’ampleur et la nature des inégalités qui structurent notre société. Ils ne peuvent être rejetés en bloc comme ils le sont trop souvent dans le débat public, que ce soit par des universitaires ou des responsables politiques. 

La neutralité du chercheur est-elle possible et souhaitable ?

Si l’objectivité est un idéal, nous pensons que la neutralité des chercheuses est une chimère. Nous sommes tous deux à la fois des chercheurs qui travaillent sur la vie politique démocratique et des citoyens qui ont des préférences sur le fonctionnement de cette vie politique, inutile de le nier. C’est d’ailleurs ce qui rend la recherche de l’objectivité d’autant plus importante : c’est pour se prémunir du risque de voir nos préférences affecter nos résultats que nous insistons sur la systématicité de la collecte des données et sur la transparence du protocole d’enquête.

Chaque année, dans un de nos cours de méthodologie de la recherche au niveau master, nous faisons lire et discuter les deux premiers chapitres d’un ouvrage important d’épistémologie des sciences sociales écrit par Pierre Favre, un chercheur qui a longtemps enseigné à Sciences Po (et dont Simon a eu la chance de suivre des enseignements au début des années 2000). Le titre-manifeste de ce livre, Comprendre le monde pour le changer, montre à quel point la neutralité des chercheuses, si tant est qu’elle soit possible, n’est pas souhaitable.

La neutralité est-elle possible pour ce qui concerne la première mission que nous assigne Pierre Favre, comprendre le monde ? C’est peu probable. Toute scientifique qui s’engage dans un projet de recherche en sciences sociales, qui choisit un objet et une question de recherche, est guidée par son intérêt intellectuel quand ce n’est par ses préférences. Si toutes les scientifiques ne partagent pas le même rapport à leur objet, derrière les grands noms des sciences sociales se cachent souvent des passionnées de leurs sujets, convaincues que la méthode scientifique offre les outils appropriés pour objectiver, comprendre et analyser le bout du monde social qui les intéresse. Car la recherche de l’objectivité est, nous l’avons déjà dit, la condition nécessaire à une méthode scientifique qui ne sera jamais tout à fait neutre. C’est de cela dont parlait Max Weber quand il appelait à la neutralité axiologique des scientifiques.

Si la neutralité n’est pas vraiment possible, on comprend, à lire Pierre Favre, qu’elle n’est pas non plus souhaitable, puisque qu’il nous invite à utiliser la connaissance produite et accumulée par les sciences sociales pour changer le monde. Nous sommes aujourd’hui convaincus que les résultats de la recherche méritent d’être communiqués plus largement pour pouvoir servir le débat public, même si cela oblige à prendre position. Dans ce cadre, nous considérons que les arguments fondés sur la science ont une valeur particulière : celle de l’objectivité et de la réfutabilité. De ce point de vue, nous différencions les arguments scientifiques des arguments des scientifiques : un titre universitaire ne garantit pas la robustesse des résultats mobilisés.

Pour autant, le métier de scientifique en sciences sociales ne peut se limiter à prendre la parole dans des tribunes ou sur des plateaux télés. Il implique le respect de formats et de codes qui sont ceux des sciences, notamment l’évaluation et la critique par les autres scientifiques. Cela étant, le corollaire est vrai : ne publier que dans des revues à haut h-index [un indice qui mesure la diffusion des travaux scientifiques via le nombre de citations par d’autres travaux] ne peut être satisfaisant. Le nombre de lecteurs de ces revues est très limité et l’hyperspécialisation y règne souvent en maître.

Pour être utiles au plus grand nombre, les sciences sociales doivent donc sortir (du confort) de leurs arènes classiques de production et de discussion. Et une fois dans l’arène publique, les scientifiques doivent accepter que leurs prises de position soient soumises à l’évaluation critique, d’un point de vue scientifique comme d’un point de vue politique. Et alors, leurs prises de position sont autant d’invitations à des réponses argumentées, fondées sur des données, permettant de faire progresser la connaissance.

Quelle place les méthodes occupent-elles dans votre démarche de chercheur ?

Les méthodes, au sens large, occupent une place centrale dans notre démarche. Cela se matérialise, d’abord dans notre souci de collecter, de produire, mais aussi de rendre disponibles à la communauté scientifique les données dont nous avons besoin pour répondre aux questions que nous nous posons : résultats des élections, réponses à des enquêtes par questionnaire, analyses de programmes électoraux, contenu des législations, caractéristiques sociologiques et politiques des responsables politiques, etc. Cette diversité des données renvoie à la diversité des questions de recherche qui nous ont guidé depuis le début de nos carrières : les catégories populaires sont-elles acquises à la droite radicale ? L’écologie est-elle un enjeu qui dépasse les clivages existants ? Les responsables politiques respectent-ils leurs promesses ? Quelles évolutions ont marqué le système partisan français ? Chaque question implique de trouver les données les plus à même d’y répondre, et de choisir une méthode appropriée pour les collecter et les analyser.

Nos choix en la matière sont guidés par quelques convictions, qui se sont forgées au cours de nos différentes recherches : souvent, c’est notre stratégie de collecte systématique de données qui nous a permis d’aboutir à des résultats originaux. Ces convictions, nous les avons également affirmées grâce aux nombreux enseignements de méthode que nous avons animés, et qui ont donné lieu à de multiples discussions entre nous et avec les étudiantes.

Ces convictions s’articulent autour d’un grand principe que nous mettons désormais en œuvre dans tous nos travaux : commencer par une description fouillée et précise de nos objets d’enquête. Nous sommes aujourd’hui convaincus que la tâche première des sciences sociales devrait être de décrire le réel de la manière la plus efficace possible. Évidemment les choix de catégorisation de ce réel ne sont jamais neutres : ils doivent être explicités et rester ouverts à la controverse scientifique. Il n’en demeure pas moins que notre mission est d’abord de rendre intelligible la formidable complexité du monde social. De ce point de vue, nous sommes sensibles à ne pas nous situer exclusivement du côté de l’explication des phénomènes politiques.

Pour cela, nous privilégions la collecte de données sélectionnées parce qu’elles nous semblent les plus pertinentes pour éclairer le phénomène qui nous intéresse et tester les hypothèses que nous avons formulées – dans ce cadre, nous nous situons clairement dans une épistémologie hypothético-déductive. Pour parvenir à cet objectif, nous avons recours dès que possible à des données exhaustives, ainsi qu’à des échantillons représentatifs ou qui s’en approchent le plus possible. Nos données sont le plus souvent quantitatives, car elles offrent l’avantage de pouvoir décrire la fréquence des phénomènes que nous observons, même si elles pêchent par la simplification du réel qu’elles peuvent impliquer. Enfin, nous sommes des adeptes de la comparaison, dans le temps comme dans l’espace. Cela a des implications dans la manière d’organiser notre travail qui, parce qu’il veut s’appuyer sur des bases de données larges et robustes, doit être collectif.

Pourriez-vous présenter un exemple de recherche, idéalement issue de vos propres travaux, pour illustrer les enjeux et les tensions autour de l’objectivité et de la neutralité en sciences sociales ?

Nos travaux respectifs sur les évolutions du système partisan français, sur les élections et sur l’écologie politique nous ont mené à suivre de près les récents succès des écologistes français aux élections européennes et municipales. Le choix de cet objet est tout sauf neutre pour l’un, qui se déclare volontiers compagnon de route des Verts (Simon). Il n’a pas cette dimension émotionnelle pour l’autre, qui n’a jamais été engagé dans un parti (Florent).

Indépendamment de nos préférences personnelles et de ces rapports différenciés à l’écologie politique, nous avons pu mesurer, à partir des données électorales initialement collectées par le Ministère de l’Intérieur – des données froides et inexploitables sans notre long travail de recodage et de nettoyage – l’ampleur de la dynamique des écologistes et montrer qu’elle ne se réduit pas aux grandes villes. Nous avons également pu identifier quelques régularités dans les victoires écologistes lors des dernières élections municipales – avoir su rassembler d’autres forces de gauche derrière eux dès le premier tour, ne pas faire face à un maire sortant — et souligner par là-même les limites de cette dynamique électorale.

Ces résultats ne sont pas sans conséquences quand il s’agit de penser le futur électoral proche, que l’on pense aux scrutins départementaux et régionaux de 2021, ou à l’élection présidentielle de 2022. Le problème, et c’est un autre des arguments majeurs développés par Pierre Favre, c’est si les sciences sociales peuvent expliquer que ce qui s’est passé, leur capacité à prédire ce qui va se passer est plus incertaine et limitée. Impossible, donc, de tirer de l’analyse des élections passées des prédictions assurées pour les élections futures. Nous devons nous en tenir à poser des hypothèses relatives à des scenarios plus ou moins probables. C’est ainsi que nous sommes arrivés à l’idée que, dans une situation où l’espace électoral de la gauche et des écologistes est profondément affaibli, une stratégie qui verrait les écologistes partir presque seuls au premier tour, en concurrence avec des listes communiste, insoumise et/ou socialiste, diminuerait leurs chances de succès. Cela vaut pour les élections départementales et régionales, bien sûr, mais pas seulement.

Que faire d’une telle idée, fondée sur une étude objective de ce qui s’est passé, pour mieux envisager ce qui pourrait se passer selon tel ou tel scenario d’alliance ? Nos réponses ont alors divergé. Après avoir produit ensemble une note d’analyse sur cette question, l’un s’est engagé dans une défense acharnée de l’option du rassemblement le plus large de la gauche derrière les écologistes dans les sphères partisanes, sans y parvenir finalement (Simon), alors que l’autre a préféré ne pas se lancer dans cette bataille (Florent).

Décrire, comprendre, transmettre, agir : voilà à quoi nous voulons que servent nos recherches. Une même objectivité et les mêmes méthodes, des formes d’engagement différentes, et au final, une même conviction : les résultats issus des sciences sociales peuvent éclairer le débat public et offrent des arguments de grande valeur. Cela oblige les scientifiques que nous sommes à les faire circuler.

Nous avons décidé de nous prêter à cet exercice à quatre mains car nous menons ensemble la quasi-totalité de nos travaux de recherche (et assurons ensemble la moitié de nos obligations d’enseignement). Ce sont ainsi nos convergences, à commencer par notre volonté de rendre intelligible au plus grand nombre toute la complexité du fonctionnement des régimes politiques démocratiques contemporains, que nous avons partagé. Ce sont aussi quelques divergences que nous avons fait apparaître, ici ou là, dont la plus évidente concerne les modalités de diffusion de nos résultats.