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Charlie Hebdo: vérités scientifiques et vérités judiciaires

En quelques points

Date

24 septembre 2020

Theme

Elections, opinions et valeurs

Raul Magni-Berton, Professeur de Science Politique à Sciences Po Grenoble et au laboratoire Pacte

Le procès des complices de l’attentat de Charlie Hebdo est parti, comme je le craignais, du mauvais pied. En effet, la question à laquelle il s’agit de répondre est « pourquoi les tueurs ont tué la rédaction de Charlie Hebdo et ses employés ? ». La réponse à cette question est censée éclairer ce qu’il s’est passé et, par là-même, de permettre de clarifier le rôle et les responsabilités de chacun des accusés.

Pourquoi donc viser Charlie Hebdo ? La seule réponse venant à l’esprit est celle de l’affaire des caricatures de Mahomet et des autres traits d’humour sur le prophète de l’Islam dont l’équipe de Charlie Hebdo s’est « rendue coupable ». L’explication est toute trouvée : l’attentat est le fait d’extrémistes religieux hostiles à la liberté d’expression et aux mœurs occidentales. On y relie la bombe punitive que le journal avait subie dans le passé et on pourrait être conforté dans cette idée si l’on sait que, quelques jours avant l’attentat, le journal allemand Hamburger Morgenpost avait subi une attaque par un engin incendiaire après avoir publié les mêmes caricatures de Mahomet. Ces deux derniers attentats, il est vrai, n’ont fait aucun blessé et n’ont pas grande chose à voir avec le massacre dont il est question ici. Dans les trois cas, cependant, on retrouve le spectre du fanatisme religieux.

Cette version, qui sortira vraisemblablement de ce procès, n’est cependant pas celle qu’on retrouve dans les revues scientifiques sur les attentats terroristes. Le principal facteur qui explique l’occurrence d’un attentat meurtrier islamiste est le rôle actif d’un pays dans une guerre asymétrique. Récemment, j’ai présenté les résultats d’une recherche avec deux collègues pour déterminer si cette logique générale valait également dans le cas de la guerre contre l’État Islamique.

Les résultats sont parlants : l’implication dans cette guerre et, en particulier, la pratique des bombardements, est l’élément qui permet de mieux prédire le pays où un attentat meurtrier a lieu. Cela vaut non seulement pour les attentats menés avec l’infrastructure de l’État Islamique, mais aussi pour les attentats menés par des individus qui ne semblent avoir aucun lien avec cette organisation, tels que les frères Kouachi. En fait, le terrorisme est essentiellement une activité de riposte lorsque, dans une guerre, une partie est clairement plus puissante que l’autre.

La première question qu’il faudrait se poser est donc la suivante : « si Charlie Hebdo n’avait pas fait de l’humour sur la religion musulmane, aurait-on eu un attentat de moins à regretter en France ? ». La réponse est probablement « non » : vu le niveau d’implication de la France dans les bombardements, les risques d’attentats étaient très élevés, si bien qu’on peut citer, entre autres, l’attentat du Bataclan ou celui de la promenade des anglais à Nice. Leurs victimes n’avaient pourtant pas fait de l’humour sur la religion musulmane.

Posons-nous maintenant la question inverse : « si la France n’avait pas bombardé en Syrie l’attentat de Charlie Hebdo aurait-il eu lieu ? ». La réponse est également, en toute vraisemblance, négative. Aucun carnage n’a été perpétré à la rédaction du journal danois Jyllands-Posten où ces caricatures de Mahomet avaient vu le jour. En Allemagne, également, il n’y a eu aucun attentat meurtrier contre la liberté d’expression malgré les publications des caricatures, ni dans aucun autre pays qui les a publiées.

En vertu des réponses à ces questions, le mobile, ou du moins le principal mobile derrière cet attentat, n’était pas tant de nuire spécifiquement à Charlie Hebdo, mais bien celui de nuire à la France. La France était la cible et, parmi les victimes possibles, Charlie Hebdo a vraisemblablement été choisi à cause de ses dessins. Il y a ici la même logique que menait le tueur en série Guy Georges à choisir une victime : les femmes étaient sa cible, mais les raisons pour lesquelles il choisissait l’une plutôt que l’autre resteront très superficielles et insuffisantes pour expliquer ses assassinats.

Il faut remarquer que cette version des faits – plus cohérente avec les résultats des études scientifiques sur les attentats terroristes – a été explicitement confirmée par de nombreux terroristes américains, anglais, belges ou français, dont Amedy Coulibaly, auteur des tueries de Montrouge et de la porte de Vincennes, le même jour que l’attentat de Charlie Hebdo. Il a dit : « Ce qu’on est en train de faire c’est tout à fait légitime. Vous attaquez le califat, vous attaquez l’État islamique, on vous attaque. Vous ne pouvez pas attaquer et ne rien avoir en retour ».

Bien sûr, cela ne changerait rien à l’issue du procès. Les complices de l’attentat seront légitimement sanctionnés quel que soit le mobile. Cependant, ce procès était une occasion d’avoir une reconstruction correcte des faits et de permettre un débat sur la forte implication de la France dans les conflits internationaux. Il ne s’agit pas de critiquer a priori cette implication, mais de prendre en considération qu’une guerre comporte des drames et qu’une guerre sans riposte n’existe pas. Lorsque nous partons en Syrie ou au Mali, nous devons prendre en compte l’accroissement du risque d’attentat que cela comporte.

Ce débat reste important pour toute décision responsable. Il eut lieu par exemple en Espagne, lorsqu’en 2004 son implication dans la guerre d’Irak lui a valu l’attentat de Madrid, tuant 191 personnes en pleine campagne électorale. Alors qu’Aznar, le sortant, accusait les groupes indépendantistes basques, Zapatero avait alors dit ce qui était évident : il s’agit un attentat de Al-Qaïda motivé par l’intervention de l’Espagne en Irak. Il fût récompensé par une élection inattendue, et retira ses troupes d’Irak. On ne sait pas si ce fût la bonne décision à prendre, mais on sait que l’Espagne a par la suite été largement épargnée d’attentats islamistes.

Malheureusement, en France, le temps n’est pas encore venu pour ce type de débat. Nous sommes encore sur la ligne de George W. Bush qui, après le 11 septembre 2001, affirma que les terroristes « détestent notre liberté : la liberté de religion, la liberté d’expression, la liberté de vote ». Cette ligne, promue par nos gouvernements et, vraisemblablement, par nos juges est celle de l’émotion et de la colère, mais aussi celle de l’ignorance et l’irresponsabilité.

Ce billet a été initialement publié le 11 septembre 2020 sur le blog de Raul Magni Berton hébergé par Médiapart