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Quels scenarii pour l’avenir de l’Union européenne ?

En quelques points

Date

13 juillet 2019

Theme

Etudes européennes

Sabine Saurugger, Sciences Po Grenoble, Pacte-CNRS, et Fabien Terpan, Sciences Po Grenoble, CESICE

A bien des égards singulières, les récentes élections européennes se distinguent des précédents scrutins européens tant elles ont recomposées l’échiquier politique. La participation d’abord n’a jamais été aussi importante depuis 25 ans et cette forte participation citoyenne a contribué à mettre fin au bipartisme européen en faisant émerger de nouvelles forces politiques. Reste maintenant à savoir comment les rapports de forces s’organiseront.

L’élection européenne de 2019 a profondément modifié notre perception de ce scrutin, jusque là considéré comme secondaire et sans réelle influence sur les enjeux politiques. Fin mai, plusieurs évolutions marquantes ont changé la donne : une forte hausse de la participation, un relatif affaiblissement des familles politiques traditionnelles, un renforcement du centre et des écologistes, une poussée contenue des nationalistes et des extrêmes. Ces résultats, à condition d’être analysés de manière comparative et européenne, et non seulement française, ou nationale, peuvent nous aider à envisager le devenir du processus d’intégration en Europe. Quels scenarii se profilent pour l’avenir de l’Union européenne ? Les résultats électoraux et la nouvelle composition du Parlement mèneront-ils à davantage de différenciation ou davantage d’intégration européenne ?

Une analyse européenne et non seulement nationale

Malgré une poussée forte des partis eurosceptiques et d’extrême droite, une large majorité pro-européenne s’est dégagée du scrutin de 2019. Même si pour la première fois depuis l’existence du scrutin, les chrétiens-démocrates (PPE) et les sociaux-démocrates (S&D) ont perdu leur hégémonie traditionnelle au sein du Parlement européen. Avec respectivement 179 et 153 sièges dans l’hémicycle, les deux familles politiques dominantes de la vie politique européenne doivent composer avec les forces montantes que représentent Renew Europe (anciennement ALDE) (105 sièges) et les Verts (69 sièges).

Si une majorité nécessaire pour gouverner reste à construire, les quatre principaux groupes politiques qui devraient la composer (Parti populaire européen (PPE), Sociaux-Démocrates (S&D), Renew Europe et les Verts) sont actuellement en train de se rassembler autour d’une feuille de route commune pour former une coalition stable. Comme durant la précédente mandature, il ne s’agira pas d’effacer les différences, ni d’abolir les débats politiques, mais de se rassembler sur l’essentiel, afin que l’institution parlementaire puisse contribuer à affronter les défis des cinq ans à venir. Cet élément de continuité intervient cependant dans un contexte renouvelé.

Premièrement, les élections 2019 ont en effet mené à une situation plus fragmentée, où aucun vainqueur ne s’impose véritablement. Les jeux de coalition post-électoraux confirment que la logique des Spitzenkandidaten (têtes de listes des groupes politiques), mise en place pour la première fois en 2014, est aujourd’hui inopérante. Le système est prévu de sorte que le parti européen majoritaire obtienne la présidence de la Commission. Or si le PPE dispose du plus grand nombre d’élu (179), il enregistre une baisse sensible par rapport à 2014 (217) et, même avec le soutien éventuel du S&D, n’atteint pas la majorité absolue (376). Les pertes enregistrées par le PPE et les S&D, du fait des résultats électoraux allemands en particulier, mais aussi français et britanniques, ainsi que la constitution nécessaire d’une majorité quadripartite avec les Verts et Renew Europe, rendent la négociation pour les grands postes européens à pourvoir d’autant plus âpre et ouverte.

Deuxièmement, les nouveaux rapports de force entre ces groupes politiques ne sont pas complètement fixés. Par ailleurs, le Brexit, dont l’échéance reste très incertaine, devrait encore changer la donne. Ainsi, en cas de départ des députés britanniques du Parlement européen, le PPE se retrouverait proportionnellement en meilleure position par rapport aux sociaux-démocrates et aux centristes, alors diminués respectivement des travaillistes et des Lib-Dems. Ceci est dû au fait que le conservateurs britanniques ne siègent pas au sein du PPE mais au sein du CRE (Conservateurs et réformistes européens). Toutefois, un éventuel départ du Fidesz du PPE, dont le parti conservateur hongrois est actuellement suspendu, diminuerait un peu plus le poids de ce qui demeure la première famille politique européenne, tout en lui donnant peut être plus de cohérence interne.

Troisièmement, le nouveau Parlement enregistre une forte percée des Verts, concentrée pour l’essentiel en Europe de l’Ouest (Allemagne, Autriche, Belgique francophone, Finlande, France, Irlande, Luxembourg, Pays-Bas), avec un seul véritable recul en Suède, recul paradoxal puisqu’il s’agit du pays de l’égérie des manifestations pour le climat ayant égrené la campagne, Greta Thunberg, Die Grünen allemands au contraire se retrouvent en position de force, devançant de loin les sociaux-démocrates. Cette dynamique est fortement liée à une mobilisation du jeune électorat. En Allemagne, 34 % des 18-24 ans ont voté pour des candidats écologistes, contre 11 % pour la CDU et 8 % pour le SPD.

Le résultat est sensiblement le même en France, où cette tranche d’âge s’est également portée en premier lieu sur les Verts, prolongeant ainsi leur bon résultat de 2009. La préoccupation environnementale, toutefois, est aussi affichée avec force par d’autres partis, en particulier les centristes et la gauche : il sera donc plus difficile pour les Verts de maintenir cette seule revendication dans les discussions à venir. Quant à la future Commission, elle devra tenir du fait que la problématique de la transition écologique s’est imposée durant l’élection européenne.

Enfin, la vague nationaliste annoncée a bien eu lieu, mais de manière différenciée. Le succès du Brexit Party de Nigel Farage y a largement contribué. Il en fait, à lui seul, le plus grand pourvoyeur d’élus au Parlement européen, avec 29 sièges (30,8 % des suffrages britanniques). Autre importante victoire, celle de Matteo Salvini en Italie (34,33 % des suffrages, 28 élus), ce qui fait de la Ligue le poids lourd de l’extrême droite européenne. Ailleurs, toutefois, les résultats sont plus relatifs. L’AfD en Allemagne n’a obtenu que 10,8 %, en faible recul depuis 2014. En France, le RN, bien qu’à nouveau en tête (23,3 % des voix), perd un siège par rapport à 2014. Le parti Droit et Justice (PiS) au pouvoir en Pologne (45,4 % des suffrages, soit 26 sièges) fait un bond. Ailleurs, à travers l’Europe, ces élections marquent une défaite pour diverses formations d’extrême-droite. Jobbik s’effondre en Hongrie tout comme Ataka, qui fait 1% en Bulgarie. Faibles scores aussi du parti néonazi Aube dorée en Grèce, de Vox en Espagne, d’Ekre en Estonie, du parti de Geert Wilders aux Pays-Bas ou encore de l’extrême-droite tchèque (SPD). Le Parti du peuple danois sort grand perdant chez les souverainistes par rapport à 2014 tandis que les Démocrates de Suède n’arrivent que troisième. Au total, les partis souverainistes, eurosceptiques voire europhobes obtiennent ainsi 176 élus sur 751, soit 23 % de l’hémicycle.

Ces résultats doivent être vus à l’aune d’une forte participation citoyenne. Loin d’être influencée par l’existence des « gilets jaunes », comme plusieurs commentateurs ont cru devoir le souligner – sauf à considérer que le mouvement aurait fortement influencé les citoyens allemands, espagnols, autrichiens, polonais, britanniques, italiens… – elle est la plus élevée depuis vingt-cinq ans avec plus de 50 %. Le fait qu’un plus grand nombre de citoyens a trouvé nécessaire de participer à l’élection montre une certaine prise de conscience de l’importance des enjeux européens. Cela met sous pression les Etats membres, à l’heure où les négociations pour les postes de responsabilité dans l’Union européenne se poursuivent. Cette participation accrue, ainsi que la recomposition politique qu’elle est en train d’opérer, pourraient aussi influencer plus largement les politiques menées par l’Union européenne dans les cinq années à venir, et le devenir de l’Union en tant qu’entité politique de manière générale.

© oraziopuccio / Fotolia

Quelles conséquences sur les politiques de l’Union et la démocratie européenne ?

Les exécutifs nationaux doivent nécessairement prendre en compte les résultats de l’élection européenne. Cela passe tout d’abord par la nomination de responsables européens tenant compte des nouveaux équilibres, qu’il s’agisse du poste de président du Conseil européen, de Haut représentant pour les affaires étrangères, de président et vice-président de la Commission, ou de président et vice-présidents du Parlement. Au-delà, c’est l’ensemble des politiques de l’Union qui devrait être impacté par l’élection.

La recherche de consensus, inscrite dans l’ADN de l’Union depuis les années 50, ne saurait disparaître. Elle pourrait cependant prendre deux directions nouvelles par rapport à la mandature précédente : une centrisation de la ligne politique du Parlement et de la Commission, du fait du poids acquis par le groupe Renew Europe ; une verdisation de l’action législation sous l’influence des Verts, mais aussi des positions pro-environnement affichées par nombre d’élus au sein des S&D et de Renew Europe en particulier.

La tant décriée opposition entre progressistes et nationalistes devrait donc prendre forme lorsqu’il s’agira d’adopter règlements et directives. Il faudra, en effet, pour atteindre une majorité au sein du Parlement, que les députés du PPE, du S&D, mais aussi de Renew Europe et des Verts parviennent à s’entendre, faute de quoi les politiques de l’Union seront bloquées par un groupe disparate de nationalistes, de populistes et d’eurosceptiques. Mais le débat sur les politiques européennes ne saurait se limiter à cette opposition. Il faudra, pour que l’Union puisse être gouvernée sur le long terme, que des compromis soient trouvés au terme d’une confrontation d’idées dépassant le clivage progressistes / nationalistes. Il faudra, au Parlement, mais aussi au sein du Conseil des ministres et du Conseil européen (chefs d’Etat et de gouvernement) sortir d’une opposition stérile entre deux options tranchées : la poursuite de l’intégration ou le repli sur les identités nationales. Plusieurs formes d’intégration européenne devront être discutées si l’on veut que la démocratie européenne prenne de la consistance.

Au-delà de l’adoption des lois européennes, c’est la gouvernance de l’Union dans son ensemble qui est en jeu. L’élection européenne renforce la diversité des poids de vue au sein du Parlement, ainsi que le contingent de députés europhobes et eurosceptiques. Faut-il, en réponse, renforcer la différenciation, la géométrie variable, les concessions faites aux Etats membres souhaitant préserver leur souveraineté ? La solution a l’apparence de la logique mais se heurte à une réalité : à l’issue de l’élection, les députés défendant la poursuite de l’intégration représentent toujours une majorité forte. En outre, accentuer la différenciation rendrait le système européen encore moins lisible et donc plus difficile à appréhender pour le citoyen.

Puisque l’élection européenne a été marquée par une participation accrue des citoyens, pourquoi ne pas en tirer les conséquences en confortant un peu plus la position du Parlement ? Certes, les pouvoirs de l’assemblée européenne ont été considérablement renforcés par le passé, mais il reste de la marge : le Parlement n’a pas le pouvoir d’initiative législative et n’est que peu impliqué dans l’Union économique et monétaire. Sur le premier point, le Parlement dépend de la Commission qui peut –ou non- proposer les règlements ou directives souhaitées par les eurodéputés. Lui donner un droit d’initiative direct renforcerait le fonctionnement démocratique de l’Union. Sur le second point, on observe que l’Union économique et monétaire est mise en œuvre par la Banque centrale européenne pour la partie monétaire, et par la Commission et le Conseil pour la partie économique.

Certains proposent de créer un Parlement de la zone euro, composé de députés européens mais aussi de députés nationaux dans une proportion variant entre 50 et 80 %. La création d’un nouvel organe est difficile à justifier alors qu’il existe déjà un Parlement européen pour l’Union dans son ensemble. Comment imaginer que la gouvernance économique de l’Union européenne puisse relever du Parlement de la zone euro tandis que sa politique sociale, sa politique d’asile et d’immigration ou sa politique régionale, relèverait du Parlement européen? Créer une nouvelle assemblée, en dehors des traités européens, reviendrait à mettre en question la légitimité du Parlement européen existant et reflèterait une logique de démantèlement de l’UE. Il est difficile de voir en quoi la nouvelle assemblée, élue au suffrage universel indirect, serait plus légitime que le Parlement européen, élu au suffrage universel direct par les citoyens européens. Rajouter une couche institutionnelle supplémentaire rendrait le système encore plus complexe, alors que l’Union européenne est déjà perçue par les citoyens comme une organisation difficile à appréhender.

Le renforcement des prérogatives du Parlement européen et la transformation du scrutin présentent, en revanche, beaucoup d’avantages. Le Parlement européen, ou une partie du Parlement européen regroupant les députés des pays de l’eurozone, pourrait fort bien être plus impliqué dans l’élaboration et la mise en œuvre de la gouvernance économique, sans qu’il soit besoin de créer une nouvelle institution. En dehors du Parlement, la participation des citoyens passe aujourd’hui par des chemins divers. Les institutions et Etats membres de l’Union européenne ont mis en place une série d’instruments pour pallier le déficit démocratique, perçu ou réel, de l’Union européenne depuis le début des années 1990 : le registre de la transparence encadrant la pratique du lobbying, l’initiative citoyenne européenne, l’association systématique de la société civile organisée à toute proposition de loi.

Ce que nous constatons, toutefois, de manière très claire depuis le début des crises européennes (crise économiques et financière, crise migratoire, montée des populismes et des démocraties illibérales) est que ces instruments ne sont pas considérés par les citoyens comme une solution. Ni l’introduction d’instruments qui renforcent la démocratie représentative ou y ajoutent des éléments de démocratie participative, ni le renforcement du cadre juridique garantissant davantage de contrôle par les institutions européennes, ni une suspension temporaire des cadres juridiques existants (et donc plus de liberté des Etats membres d’agir de manière individuelle, comme on l’a observé avec la suspension de Schengen et l’introduction des contrôles aux frontières), ne semblent diminuer le scepticisme profond des citoyens vis à vis de l’intégration européenne, ou les systèmes démocratiques plus généralement.

Comment compenser le déficit démocratique ?

L’argument que nous défendons ici est que ces instruments ne peuvent pallier le déficit démocratique parce que les principes mêmes de la démocratie représentative sont remis en cause. Le scepticisme vis-à-vis des institutions démocratiques augmente aussi bien au niveau national qu’européen. Les partis des extrêmes et les partis populistes connaissent un succès grandissant dans les pays membres de l’Union européenne – Royaume Uni, Danemark, Pays Bas, Autriche, France, Italie … pour ne citer que quelques cas – et ceci, indépendamment du niveau d’intégration objectif de leur pays. Puisque les citoyens de l’Union européenne sont de plus en plus désabusés à l’égard de la démocratie, les outils mis en place par le système de l’Union ne peuvent pas porter leurs fruits : dès lors que la démocratie est critiquée et rejetée dans ses fondements mêmes, les perfectionnements apportés au système démocratique ne suffisent pas à susciter l’adhésion citoyenne. A la différence des Etats comme la Chine ou la Russie (régimes autoritaires), ou comme le Brésil et l’Inde que l’on peut qualifier de démocraties fragiles, le déficit démocratique de l’Union européenne semble donc plus lié au rejet de ses citoyens plus qu’à la nature de son système.

Comment profiter du regain de participation électorale et susciter l’adhésion des citoyens au projet européen? Faut-il opérer un retour vers les Etats nations, donner du poids aux parlementaires nationaux, mener des actions qui respectent plus largement la souveraineté ? Cette voie est privilégiée par beaucoup, mais elle risquerait de renforcer la tendance à la désintégration, alors même que les politiques européennes servent bien souvent – ou, pour le moins, aussi souvent que les politiques nationales – l’intérêt général. Dès lors, y a-t-il un autre choix que celui du dépassement des Etats nations pour sauver l’Union européenne? Les révisions des traités sont devenues difficiles, car 28 processus de ratification doivent être menés à leur terme, certains par référendum. Les révisions pourraient, à l’avenir, être décidées par un référendum unique, mené à l’échelle de l’Union, et donnant le dernier mot au peuple européen dans son ensemble. De même, les députés européens, ou une partie d’entre eux au moins, pourraient être désignés sur la base de listes transnationales à l’échelle de l’Europe.

Toutefois, ces solutions ne peuvent produire d’effets que si la vie politique et le débat public dans les États membres s’européanisent. Les gouvernements des États membres devraient expliquer les décisions européennes et assumer le fait qu’ils ont contribué à les prendre à l’échelle de l’UE, plutôt que d’utiliser l’Union comme un bouc émissaire. Les médias devraient rendre public le système de l’Union européenne, débattre du rôle joué par chacune de ses institutions, plutôt que de laisser penser, à tort, que les États membres se plient aux injonctions de « Bruxelles » (entendu comme un aréopage de technocrates supranationaux). Les États participent à la décision européenne à tous les échelons ; les peuples aussi, via leurs représentants au sein du Parlement européen.

L’élection européenne est l’expression d’une vie démocratique européenne : elle devrait être débattue, tant au moment de la campagne qu’une fois les résultats connus, en tant que telle, et non comme une élection nationale de seconde zone. A côté des réformes institutionnelles, c’est aussi et surtout de la pratique qu’un meilleur gouvernement de l’Union peut émerger. L’adhésion des citoyens européens dépend de la qualité du débat public autant que de l’architecture institutionnelle : les responsables politiques doivent faire descendre les questions européennes dans les espaces publics nationaux, en évitant de faire de l’Europe un bouc émissaire trop facile. Les analystes doivent sortir du cadre national et élever le débat au niveau de l’Europe entière.

Cette analyse a été initialement publiée sur le site AOC [Analyse Opinion Critique] le 03 juillet 2019.