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L’été chaud de la diplomatie turque

En quelques points

Date

13 septembre 2022

Theme

Moyen-Orient

Jean Marcou, Professeur de droit à Sciences Po Grenoble, chercheur au CERDAP2 et chercheur associé à l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul

En ces temps de réchauffement climatique, la Turquie est aussi en état de surchauffe diplomatique. Ukraine, OTAN, Syrie, Irak, Golfe, Méditerranée orientale, monde arabe, la diplomatie turque a été, cet été, sur tous les fronts pour signer des accords, restaurer des relations, négocier des alliances complexes, déminer des situations périlleuses ou entretenir des différends tenaces. Ce phénomène a culminé le 22 juillet 2022 lorsqu’Ankara, avec l’appui de l’ONU, est parvenue à faire signer à la Russie et à l’Ukraine, un accord créant des couloirs de sécurité maritime en mer Noire, pour permettre la reprise des exportations céréalières ukrainiennes. On sait pourtant que derrière les moments de canicule, les épisodes de refroidissements brutaux ne sont pas loin… En ce qui concerne la diplomatie turque, ils ont d’ailleurs peut-être même déjà commencé à s’annoncer…

Le printemps diplomatique turco-saoudien dans le Golfe

L’hyper-activisme turc de l’été en mer Noire a été précédé d’une offensive diplomatique printanière dans le Golfe. À la fin du mois d’avril 2022, Recep Tayyip Erdoğan s’est rendu en Arabie saoudite, pour mettre un terme à plusieurs années de brouille avec Riyad, et plus généralement avec les alliés de celle-ci dans le monde arabe, à commencer par les Émirats. En novembre 2021, Mohammed ben Zayed (MBZ), le leader émirati, était en effet venu en Turquie avant qu’une visite de Recep Tayyip Erdoğan, à Abou Dabi (la première depuis dix ans) ne viennent confirmer la réconciliation entre deux pays qui avaient souvent affiché des désaccords importants, sur plusieurs théâtres internationaux, au cours des dernières années.

Si la restauration des relations turco-saoudiennes a pris un tour encore plus spectaculaire, c’est parce que celles-ci avaient été profondément affectées, il y a quatre ans, par l’assassinat de Jamal Khashoggi, au consulat général du royaume, à Istanbul. Sans nommer le prince Mohammed ben Salmane (MBS) en personne, Recep Tayyip Erdoğan avait accusé, devant le parlement turc, « les plus hauts niveaux » du gouvernement saoudien d’être responsables de la mort du journaliste dissident, dans un contexte où la Turquie semblait plus proche de l’Iran dans les conflits régionaux, car elles avait apporté son soutien au Qatar face à ses voisins du Golfe en 2017, ou qu’elle s’était mise à critiquer durement l’engagement militaire saoudo-qatari au Yémen, après l’avoir approuvé à ses débuts, en 2015. Cette réconciliation turque avec les deux acteurs dominants de la péninsule arabique est en outre venu conforter la démarche similaire initiée par Ankara, un an auparavant, avec leur allié égyptien. On observe enfin qu’en 2022, la Turquie et ces pays arabes se sont retrouvés sur des positions voisines en ce qui concerne la guerre en Ukraine, dénonçant l’invasion russe, mais se refusant à appliquer les sanctions occidentales contre Moscou, au grand dam des États-Unis.

La Turquie, médiatrice de la crise ukrainienne

Pourtant, alors même qu’elle s’employait à renouer avec les monarchies du Golfe, la diplomatie turque gardait avant tout les yeux fixés sur l’Ukraine. On se souvient qu’avant même le début des hostilités, elle s’était posée en médiatrice de l’antagonisme russo-ukrainien, faisant valoir ses bonnes relations avec les deux protagonistes du conflit. De Kiev, au début du mois de février 2022, Recep Tayyip Erdoğan avait annoncé la prochaine tenue d’un sommet en Turquie, entre Vladimir Poutine et Volodymyr Zelensky. On sait ce qu’il advint dans les semaines suivantes, et le déclenchement de la guerre contribua alors à décrédibiliser les démarches turques de médiation. Mais, force est de constater, qu’après le début du conflit, les velléités turques dans ce domaine ne devaient pas cesser sans pour autant emporter immédiatement la conviction. Si bien que lorsque Sergueï Lavrov effectua à la mi-juin une visite à Ankara pour discuter avec son homologue turc de l’ouverture de couloirs sécurisés d’exportation céréalière en mer Noire, le scepticisme était encore de mise, et beaucoup même trouvaient suspects que la Turquie puisse initier un tel processus, sans y associer l’Ukraine. Ankara ne devait cependant pas tarder à le faire, alors même que l’armée ukrainienne traversait une passe difficile confrontée à la deuxième offensive russe. La consécration des efforts turcs vint avec la conclusion de l’accord céréalier du 22 juillet 2022, plus exactement d’ailleurs de la signature de deux documents distincts, mais identiques (Kiev se refusant à parapher formellement un document unique avec Moscou), au palais de Dolmabahçe, à Istanbul, sous l’égide de la Turquie et de l’ONU.

Ce texte prévoit la création de couloirs maritimes de sécurité pour permettre le passage de navires marchands évacuant les céréales ukrainiennes. Un centre conjoint de coordination (CCC), établi à Istanbul et rassemblant des représentants des quatre parties engagées par l’accord (Ukraine, Russie, Turquie, ONU), est chargé d’inspecter les navires au moment de leur sortie de la mer Noire. En compensation, un mémorandum, signé par la Russie et les Nations-Unies, prévoit que les sanctions occidentales ne doivent pas concerner les produits agricoles et les engrais russes. Même si c’était déjà le cas, des problèmes découlant de difficultés d’acheminement, de complications d’assurances ou d’entraves bancaires constituent des sortes de sanctions indirectes, que Moscou souhaite voir lever en contrepartie de la reprise des exportations de céréales ukrainiennes. Depuis la fin du mois de juillet dernier, cet accord a été mis en œuvre, permettant à 100 navires transportant 2,5 millions de tonnes de céréales de franchir le Bosphore. Ils sont certes encore loin d’avoir évacué les 20 millions de tonnes qui sont bloquées dans les silos ukrainiens, mais l’accord constitue indiscutablement un succès pour la diplomatie turque, même s’il n’a pas été le seul objet de la frénésie estivale de celle-ci.

OTAN, Syrie, les hauts et les bas de la diplomatie estivale turque

Lié également à la guerre en Ukraine, l’élargissement de l’OTAN à la Suède et la Finlande, a également mis la Turquie sous les feux des projecteurs médiatiques internationaux. Alors même qu’en mai 2022, les deux pays nordiques manifestaient le désir de sortir de leur neutralité légendaire, Ankara s’est opposée à cette prétention en arguant des liens qu’ils entretiendraient avec des organisations kurdes considérées comme « terroristes ». A l’appui de sa demande, le gouvernement turc a fait parvenir à la Suède, en particulier, une liste de personnes « suspectes », résidant sur son territoire, en demandant leur extradition. De surcroît, saisissant ce prétexte afin de montrer sa détermination à lutter contre le « terrorisme » kurde, la Turquie a relancé l’idée d’une nouvelle intervention militaire contre les milices kurdes YPG dans nord de la Syrie, sur la rive orientale de l’Euphrate. Si lors du sommet de l’OTAN, à Madrid le 29 juin 2022, Recep Tayyip Erdoğan a finalement donné son accord à l’entrée dans l’Alliance des deux candidats scandinaves, il a maintenu son projet d’intervention militaire dans le Rojava.

Or, ce projet ne dépend pas tant des Occidentaux que des Russes qui maitrisent l’espace aérien en Syrie. C’est pourquoi il avait été abordé d’ailleurs, dès la visite de Sergueï Lavrov, en Turquie, en juin 2022, pour débattre des couloirs céréaliers en mer Noire, sans réellement emporter le soutien du chef de la diplomatie russe. Évoqué lors du sommet tripartite de Téhéran (Turquie, Iran, Russie), début août 2022, il n’a pas obtenu à nouveau le feu vert de Moscou, et suscité la franche hostilité de Téhéran. Depuis, Recep Tayyip Erdoğan ne cesse de réitérer sa détermination à conduire cette nouvelle opération militaire, sans oser passer à l’action, pour l’instant.

La normalisation des relations turco-israéliennes

Cette déception a été compensée néanmoins par une autre avancée diplomatique significative. Le 17 août 2022, Mevlüt Çavuşoğlu, le ministre turc des affaires étrangères, a annoncé une normalisation des relations turco-israéliennes qui conduit en fait à un retour des ambassadeurs dans les deux pays, après 4 ans d’absence. La brouille entre Ankara et l’État hébreu était cependant plus ancienne. Elle remontait à l’affaire du Mavi Marmaran de 2010, cet arraisonnement d’un navire turc par des commandos israéliens, qui avait causé la mort de 9 humanitaires turcs. En mars 2013, pour renouer avec la Turquie, Israël avait présenté ses excuses à Ankara, mais il avait fallu attendre 2016 pour voir les deux pays normaliser leurs relations. Cette réconciliation avait été toutefois de courte durée, car en 2018, après la mort d’une cinquantaine de manifestants palestiniens à Gaza, la Turquie avait rappelé son ambassadeur à Tel-Aviv, et expulsé l’ambassadeur israélien.

Navire marchand et son pilote, franchissant le Bosphore en venant de la mer Noire
Photo Jean Marcou

Tout cela n’avait pas empêché les deux pays de se retrouver souvent sur des positions voisines dans la région (Syrie, Caucase…) et de constater régulièrement la communauté de leurs intérêts économiques (tourisme, énergie). Dès lors, les contacts avaient été renoués et des négociations intenses se déroulaient depuis plusieurs mois. Cette convergence s’était illustrée par la visite du président israélien, Isaac Herzog, en Turquie, en mars 2022, et par celle du premier ministre israélien, Yaïr Lapid, à Ankara, en juin 2022. Par la suite, les bombardements israéliens sur Gaza, qui ont causé la mort de plusieurs dizaines de personnes au début du mois d’août, n’ont pas eu d’effets sur le processus de restauration en cours, même si Recep Tayyip Erdoğan a rappelé, à plusieurs reprises, son attachement à la défense de la cause palestinienne. Pour des raisons économiques et stratégiques, on doit donc comprendre que la Turquie tenait à cette réconciliation et qu’elle l’a menée jusqu’au bout quoi qu’il en coûte sur le plan politique.

La diplomatie turque, d’un été prometteur à des temps plus difficiles ?

Cette intense activité turque estivale a donc confirmé le rôle de puissance régionale que peut tenir la Turquie, en la sortant de l’isolement qui avait suivi sa politique de la canonnière, dans le grand jeu gazier en Méditerranée orientale, au cours de l’année 2020. L’accord céréalier du 22 juillet 2022 est en effet la première négociation concluante entre Russie et Ukraine depuis le début du conflit.  La guerre en Ukraine montre que la politique du grand écart entre les Occidentaux et la Russie qu’Ankara pratique depuis plusieurs années n’a pas disparu et qu’elle s’est même spectaculairement renforcée. Au grand écart entre l’Est et l’Ouest, Recep Tayyip Erdoğan a ajouté un savant louvoiement entre la Russie et l’Ukraine, tout en contribuant aux tentatives de prévention de la crise alimentaire mondiale ; ce qui satisfait les pays du Sud, notamment en Afrique, où la Turquie s’attache à renforcer ses positions, depuis plusieurs années. Ce jeu d’équilibriste qui désoriente les alliés occidentaux de la Turquie s’est encore illustré, lors d’une tournée de Recep Tayyip Erdoğan dans les Balkans, début septembre 2022, au cours de laquelle il a critiqué les sanctions occidentales contre la Russie et demandé à ce que les exportations agricoles de Moscou soient garanties afin d’assurer la pérennité du fameux accord du 22 juillet. De toute évidence, en mer Noire, Ankara a acquis une dimension stratégique nouvelle, qui lui donne parfois accès à la table des grands.

Passés les détroits, pourtant, la Turquie se retrouve aux prises avec une conflictualité beaucoup plus traditionnelle et régionale. Avec la Grèce notamment, ses relations qui avaient connu une éclaircie au début de la guerre en Ukraine, se sont rapidement détériorées par la suite, sous l’effet de la réactivation des vieux conflits (plateau continental de la mer Égée, Chypre, partage des ressources gazières de la Méditerranée orientale…) et des phénomènes nouveaux précédemment observés. La montée en puissance de la Turquie qui se traduit aussi par un renforcement de ses capacités militaires (production d’armement sophistiqués, comme les drones) ravivent une peur obsidionale de la Grèce à l’égard de son voisin, et amène celle-ci à se doter d’armements coûteux (avions et navires français, drones américains…). Enfin, l’activisme diplomatique de la Grèce en direction de l’Europe, des États-Unis et de la Méditerranée orientale exaspère Ankara.

Plus au sud, en dépit de la réconciliation survenue dans le Golfe, on observe que les démarches entreprises par la Turquie en direction du monde arabe ont donné, pour l’instant, des résultats mitigés. Significativement Sedat Peker, ce mafieux turc dissident, résidant aux Émirats, continue de faire trembler les cercles dirigeants turcs par ses révélations corrosives sur YouTube. Et le 8 septembre 2022 surtout, le Conseil des ministres des affaires étrangères de la Ligue arabe a dénoncé les ingérences turques dans les affaires du monde arabe. Derrière cette attaque à laquelle la Turquie ne s’attendait pas, il faut voir la réprobation du monde arabe à l’égard des interventions militaires turques contre les Kurdes, qui sont en cours en Irak et qui sont projetées en Syrie. Il est vrai que, pour la première fois depuis les débuts de la guerre civile, Ankara a évoqué, en août 2022, l’idée de renouer avec le régime de Damas, au moment où la Ligue arabe envisage également de le faire. Cela peut certes créer des synergies nouvelles de part et d’autre, mais la complexité des relations avec les pays arabes indique qu’après un été prometteur, la diplomatie turque pourrait bien connaitre un hiver et un automne plus difficiles.