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Les Etats-Unis face au Covid-19. Comment expliquer les perceptions de la crise sanitaire ?

En quelques points

Date

27 mai 2021

Theme

Elections, opinions et valeurs

Charlotte Beaudoin, doctorante au laboratoire Pacte dans le cadre du projet POLINEQUAL

La gestion de la crise sanitaire a été très politisée sous le gouvernement de Donald Trump, avec pour conséquence de fortes divisions dans l’opinion publique autour de cette question. D’après les sondages, entre avril et juin 2020, 57 % à 60 % des Américains désapprouvaient la gestion de la crise par l’administration Trump. Mais quels facteurs expliquent leur perception de la gravité de la crise, qu’on peut mesurer à travers l’anxiété ressentie face au virus et ses conséquences économiques ? Cette perception est-elle influencée par des facteurs d’ordre politique, comme l’idéologie et la confiance politiques ? Quelle place occupent par ailleurs les facteurs de vulnérabilité face au virus, tels que l’âge, la santé ou la situation économique ?

Nos résultats montrent que l’idéologie politique constitue un biais important dans la perception de la gravité de la crise liée au Covid-19. Les Américains qui s’identifient comme libéraux expriment beaucoup plus d’anxiété en comparaison de ceux qui s’identifient comme conservateurs. Mais la confiance joue également un rôle clef. Les citoyens qui font confiance aux médias et aux scientifiques sont plus inquiets que ceux qui font confiance au président. Enfin, si l’âge et la santé ne conditionnent pas l’anxiété face à la crise, la précarité économique mesurée par une perte d’emploi et une situation économique dégradée s’avèrent déterminants.

Une gestion du Covid-19 qui divise l’opinion publique américaine

Les désaccords concernant la gravité de la crise et des politiques à mener ou non pour faire face à la pandémie ont été incarnés par Joe Biden et Donald Trump. Pour le candidat démocrate, il s’agissait de mettre en place plus de restrictions pour sauver des vies. Cette crise lui a également permis de réaffirmer certains points clefs de son programme, notamment l’urgence de mettre en place des réformes sociales profondes pour protéger les plus précaires et les plus touchés par la crise. Quant au président sortant, il a préféré jouer la carte du vaccin, qui allait arriver rapidement et « grâce à lui », en écartant par conséquent le besoin de mettre en place des mesures trop contraignantes.

Mais ces divergences ne se limitent pas aux deux personnalités politiques : elles sont le reflet d’oppositions plus profondes. Les chercheurs en science politique s’accordent sur le fait que l’affiliation politique est un prédicteur très important des attitudes et des comportements face au Covid-19. Neelon, Mutiso, Mueller et Pearce (2021) ainsi que Baccini et Brodeur (2021) ont ainsi montré qu’il y avait un lien entre le positionnement politique et les décisions prises face au Covid-19. Les États gouvernés par des démocrates ont souvent pris des mesures plus rapidement et plus contraignantes pour ralentir la pandémie. Les deux partis ont aussi adopté des discours très différents face au virus. Les républicains ont eu tendance à minimiser l’impact de la crise et à s’opposer aux mesures prises sous un des motifs qu’elles entravent les libertés individuelles. Les démocrates ont plutôt prôné la sécurité sanitaire et la nécessité de protéger les plus fragiles.

Le président n’est pas le seul acteur qui peut influencer les perceptions et les attitudes des citoyens. Les médias peuvent envoyer des signaux politiques et partisans très forts, et contribuent ainsi à façonner, renforcer, changer les perceptions qui sont d’autant plus malléables que les crises entraînent des situations d’incertitude.

Un premier élément très simple nous laisse penser que les médias jouent un rôle clef dans la perception de la gravité de la crise. L’information relayée par la plupart d’entre eux sur le Covid-19 est par définition assez anxiogène. Or, celles et ceux qui consomment et qui font confiance aux médias sont plus exposés à ces informations stressantes.

A cela vient s’ajouter un deuxième point plus spécifique aux Etats-Unis. Donald Trump a entretenu une relation très compliquée avec les médias, qu’il a qualifié « d’ennemis du peuple américain » et de propagateurs de fake news dès le début de sa campagne en 2016. A l’exception de quelques-uns (tels que Fox News), la plupart ont été très critiques vis-à-vis de la gestion de la crise sanitaire. Le New York Times titrait ainsi le 2 octobre 2020 « Il aurait pu voir ce qui allait se passer : derrière l’échec de Trump sur le virus, un examen révèle que le président a été averti de la possibilité d’une pandémie mais que les divisions internes, le manque de planification et sa foi dans ses propres instincts ont conduit à une réponse hésitante”.

Tout comme les médias, Donald Trump et son gouvernement ont attaqué continuellement les scientifiques, ignoré leurs conseils et sont même allés jusqu’à s’immiscer dans leurs travaux, alors qu’il aurait semblé relever du bon sens de se référer aux avis des épidémiologistes et scientifiques en temps de pandémie.

On peut donc s’attendre à observer une forte opposition selon le degré de confiance dans les médias et les scientifiques. Ceux qui font confiance aux médias et/ou aux scientifiques feront moins confiance à un président qui, comme Donald Trump, a plutôt envoyé des messages « rassurants ». Trump n’a en effet cessé de répéter que personne n’était digne de confiance mis à part lui. Et bien que ses soutiens se soient affaiblis au fil du temps, il dispose d’un socle d’électeurs très « loyaux » (au point de contester le résultat de l’élection présidentielle). C’est pourquoi nous faisons l’hypothèse que les Américains les plus conservateurs seront plus enclins à faire confiance au président Trump, moins aux médias et aux scientifiques, et qu’ils exprimeront par extension un degré d’inquiétude face au Covid-19 moindre que leurs homologues plus libéraux.

La précarité économique, source d’anxiété face à la crise

Il semblerait cohérent que les facteurs qui nous rendent plus ou moins vulnérables face au virus participent à façonner la perception de la gravité de la crise. Une personne en mauvaise santé ou à l’âge avancé a plus de risque de développer une forme grave du virus et d’en mourir, ce qui devrait générer plus d’anxiété. Les foyers américains ont d’ailleurs été sensiblement impactés par la crise. En novembre 2020, 12% de l’ensemble de la population exprimait avoir vécu une pénurie alimentaire dans leur foyer et un grand nombre a vu sa situation financière se dégrader.

De plus, le marché de l’emploi a été ébranlé par le Covid-19. En juin 2020, le taux de chômage aux États-Unis était de 14,7%. Rappelons qu’aux Etats-Unis, le système de santé est très privatisé. La couverture médicale dépend majoritairement du statut salarial (ce sont les employeurs qui cotisent pour les salariés). Bien que certains aient accès à certaines aides (notamment Medicaid pour les plus démunis et Medicare pour les plus âgés), il n’en demeure pas moins qu’une partie conséquente de la population est livrée à elle-même en cas de difficulté. En 2020, 13% des moins de 65 ans ne possédaient aucune assurance.

En somme, des millions d’Américains ont vécu directement les conséquences négatives de la crise ; ce qui ne peut que contribuer à façonner leurs perceptions d’une crise dont ils ont fait l’expérience eux-mêmes. Ne pas pouvoir répondre à ses besoins primaires au quotidien représente une source d’anxiété élevée, comparé à ceux qui ont les ressources nécessaires pour faire face aux aléas.

Idéologie et confiance politiques, des facteurs clefs dans la perception de la gravité de la crise

Afin de vérifier si les biais idéologiques sont des éléments plus déterminants dans la perception de la gravité de la crise que les variables personnelles, nous avons exploité les données d’une enquête représentative (n=1523) menée en juillet 2020 grâce au soutien du Survey Research Center de Princeton. Nous avons construit un modèle de régression linéaire multiple, qui permet de tester quels facteurs rendent le mieux compte de l’anxiété par rapport au Covid-19 (voir tableau ci-dessous).

Nos variables explicatives se composent de deux blocs. Le premier comprend certaines caractéristiques sociodémographiques (le genre, l’âge, le niveau d’éducation, la classe sociale subjective, l’état de santé subjectif) ainsi que trois variables liées à la situation pendant la crise du Covid-19 (1) Depuis le début de la crise, diriez-vous que votre situation économique s’est dégradée, est restée égale ou s’est améliorée ? 2) Est-ce que vous avez perdu votre travail depuis le début de la crise ? 3) Avez-vous eu ou connaissez-vous dans votre entourage quelqu’un qui a eu le Covid-19 ?). Le second bloc décrit l’idéologie politique, l’intérêt pour la politique, et la confiance exprimée dans le président, les médias, et les experts/scientifiques.

Déterminants de la perception de la gravité de la crise

Note : La variable à expliquer est formulée ainsi « Sur une échelle de 0 à 10, où 0 signifie que vous n’êtes pas anxieux, et 10 que vous l’êtes extrêmement, comment vous sentez-vous par rapport au virus et ses conséquences économiques ? ». P<.05*, P<.01**, P<.001***

Malgré les limites de notre modèle (du fait notamment de la formulation assez ouverte de la question), les variables indépendantes expliquent près de 27 % de la variance de la variable à expliquer. La forte significativité matérialisée par les astérisques indique que pour comprendre la manière dont se forment les perceptions à l’égard de la crise, la plupart des facteurs explicatifs que nous avons testés sont pertinents.

Les répondants qui s’auto-identifient comme étant « libéraux » expriment beaucoup plus d’anxiété que les « conservateurs ». Un fort intérêt dans la politique, une confiance élevée dans les médias et les scientifiques sont des prédicteurs d’une anxiété élevée, tandis que la confiance exprimée dans le président est associée à une anxiété basse. Ces résultats viennent confirmer que l’orientation politique et la confiance sont des facteurs déterminants dans la formation des attitudes face au Covid-19.

D’ailleurs, si les perceptions sont influencées par un biais idéologique, un biais partisan analogue se retrouve au niveau des comportements adoptés face au Covid-19. Typiquement, il a été montré que les démocrates ont mieux respecté les gestes barrières que les républicains, de sorte que « les comportements de distanciation sociale étaient plus fréquents chez les libéraux et étaient associés à une augmentation des symptômes dépressifs“ (Gollwitzer et al, 2020).

La situation économique et l’emploi sont aussi vecteurs de polarisation

Certains facteurs personnels restent néanmoins aussi décisifs pour d’expliquer l’inquiétude exprimée par les Américains, notamment le genre, le fait d’avoir perdu son travail à cause du Covid-19, ou d’avoir vu sa situation financière se dégrader (les trois étant liés). Cela confirme que les personnes les plus affectées par les conséquences économiques de la crise sont aussi plus anxieuses (les femmes étant également plus touchées).

En revanche, l’âge et l’état de santé subjectif ne sont pas décisifs. Ces résultats concordent avec ceux de Makridis et Rothwell (2021) qui mettent en évidence que les facteurs qui « augmentent le risque de décès » face au virus n’ont pas d’effet significatif sur les attitudes aux Etats-Unis. 

Si les politiques publiques et leurs perceptions sont en temps ordinaire orientées par des considérations idéologiques et électorales, cela devrait-il être le cas en temps de crise sanitaire ? Sans suggérer que tout le monde devrait être d’accord sur tout (le désaccord et le débat sont essentiels à la démocratie), nos résultats rappellent que les clivages politiques sont particulièrement forts aux Etats-Unis ; ce qui alerte de longue date les chercheurs et les a conduit à s’interroger sur la relation entre polarisation politique et dégradation de la démocratie (les deux s’influençant réciproquement).

Si le mandat de Donald Trump a renforcé ces clivages, un des plus grands défis qui s’impose au nouveau président Joe Biden est sans doute de les apaiser ; ce qui peut commencer par la réduction des inégalités afin de réduire la distance qui sépare les « riches » et les « pauvres » et nuit à la cohésion sociale.