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Jérusalem : nouveau printemps de tensions sur l’esplanade des mosquées

En quelques points

Date

14 avril 2023

Theme

Moyen-Orient

Jean Marcou, Professeur de droit à Sciences Po Grenoble, chercheur au CERDAP2 et chercheur associé à l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul

Dans la nuit du 4 au 5 avril 2023, en plein mois de ramadan, la police israélienne est intervenue à Jérusalem sur l’esplanade des mosquées, pour déloger de force des fidèles qui s’étaient barricadés dans la mosquée al-Aqsa. Ces derniers entendaient protester contre l’arrivée d’un activiste juif messianique, Rafaël Morris, qui avait annoncé son intention de venir en ces lieux pour sacrifier un agneau au premier jour de Pessah, la Pâque juive. Dans un contexte où l’extrême-droite et le judaïsme ultraorthodoxe ont pris une place majeure dans le nouveau gouvernement Netanyahou, l’arrestation de l’activiste en question n’a pas suffi à faire retomber la tension, le Hamas ayant par ailleurs appelé à « défendre la mosquée al-Aqsa ».

Sollicité pour intervenir par les autorités israéliennes, la fondation pieuse jordanienne (Waqf) qui administre les lieux saints de l’esplanade s’y est refusé, estimant qu’on tentait de lui faire porter indument une responsabilité dans cette escalade. Pour sa part, le ministère israélien des Affaires étrangères a justifié l’intervention de la police, en accusant les fidèles retranchés d’être des extrémistes qui perturbaient le ramadan, et s’apprêtaient à troubler, le lendemain, les cérémonies de Pessah sur le mur (proche) des Lamentations. Les affrontements ont fait 7 blessés, et près de 400 personnes ont été arrêtées.

Cet incident grave s’inscrit dans un contexte où depuis 2021, chaque année, Jérusalem s’embrase au printemps, et où l’esplanade des mosquées se retrouve au cœur d’affrontements qui la dépassent. Mais cette récurrence renvoie aussi à des foyers de rivalité historiques qui alimentent le conflit israélo-palestinien et qui ne sont pas près de s’éteindre.

Depuis 2021, des printemps de tensions…

Au printemps 2021, au sortir des restrictions de l’épidémie de covid-19, les coïncidences de calendriers exacerbent des tensions latentes sur le terrain. Tandis que les Juifs observent des fêtes religieuses ou nationales, les Arabes célèbrent le Ramadan ou les fêtes de Pâques chrétiennes. Mais, à Jérusalem, les autorités israéliennes éteignent les haut-parleurs de la mosquée al-Aqsa, craignant que l’appel à la prière ne perturbe les cérémonies du Yom Hazikaron (qui célèbre le souvenir des soldats israéliens tombés lors des guerres) qui se tiennent sur le Mur occidental voisin. Le problème est que cette décision intervient au premier soir du ramadan, et qu’elle apparaît comme une violation du statut des lieux saints, au moment même où les acteurs arabes du site (Waqf, Autorité palestinienne, ambassade de Jordanie) s’inquiètent d’un accroissement de la fréquentation de l’esplanade par des visiteurs juifs à l’occasion de Pessah.

Ces évènements inaugurent un cycle de violences qui va durer plus d’un mois et faire plus de 300 morts. En effet, le 9 mai suivant est de nouveau au croisement des calendriers, plus particulièrement de la survenance concomitante de la Nuit du Destin (célébration pendant le ramadan de la réception du Coran par le prophète) et du jour de Jérusalem (commémoration de la prise de Jérusalem-Est et du contrôle des lieux saints, en 1967, lors de la guerre des Six Jours, par l’armée israélienne, aussi appelée « danse des drapeaux », parce que des manifestants y participent en dansant avec des drapeaux israéliens). Des affrontements ont lieu sur l’esplanade des mosquées et voient la police user de grenades assourdissantes jusque dans la mosquée al-Aqsa.

Peu après, le Hamas, qui dit endosser toute la responsabilité de ces événements, depuis le début, tire près de 150 roquettes sur Jérusalem et ses environs, provoquant le début d’une campagne de onze jours de frappes israéliennes sur Gaza (opération « Gardiens des murailles »). Ce qui est parfois appelé « la guerre israélo-palestinienne de 2021 » marque le réveil d’un conflit israélo-palestinien, quelque peu oublié depuis la guerre de Gaza de 2014 (opération « Bordures protectrices ») ou tout au moins estompé par d’autres guerres régionales spectaculaires, survenues à l’issue des printemps arabes (en Syrie, en Libye ou au Yémen, notamment).

L’année suivante en 2022, dans un contexte similaire de coïncidence de calendriers, des heurts, qui vont faire plus de 150 blessés, éclatent sur l’esplanade des mosquées et la mosquée al-Aqsa est à nouveau investie par la police israélienne. À l’origine de ces affrontements, entre autres, l’accroissement des visiteurs juifs (souvent religieux ou nationalistes) sur ce qui est pour eux le mont du Temple, et la volonté de jeunes manifestants arabes de défendre un site qui est, après La Mecque et Médine, le troisième lieu saint de l’islam, et qui n’est pas un lieu de prière pour les non-musulmans, en vertu du statu quo établi par les autorités israéliennes en 1967.

Esplanade des mosquées, mont du Temple… des lieux saints disputés

Jérusalem abrite des lieux saints comptant parmi les plus importants pour les trois religions monothéistes : le Mur occidental (appelé par la tradition chrétienne latine « mur des Lamentations », et vestige du Second Temple d’Hérode, détruit par les Romains au premier siècle après JC, auquel, selon la tradition islamique, Mahomet aurait attaché son cheval Buraq, lors de son voyage nocturne), l’église du Saint-Sépulcre (qui abrite, pour les chrétiens, le lieu de crucifixion du Christ et son tombeau), et enfin l’esplanade des mosquées (située au-dessus du Mur occidental, car établie en grande partie sur le périmètre du Second Temple, où s’élèvent principalement deux mosquées, la mosquée al-Aqsa et le dôme du Rocher, ce dernier étant édifié sur le lieu d’où le prophète est, pour les musulmans, parti vers le ciel).

En novembre 1947, avant la fin du mandat britannique sur la Palestine, qui interviendra quelques mois plus tard, l’Assemblée générale des Nations-Unies adopte par la résolution 181 un plan de partage, qui crée un État arabe et un État juif, mais qui place Jérusalem (et ses environs, notamment Bethléem) sous statut international. Toutefois, ce plan ne sera pas mis en œuvre et, à l’issue de la première guerre israélo-arabe en 1948, la ville se retrouve en fait divisée en deux, les Israéliens tenant la partie occidentale de Jérusalem dont ils vont faire leur capitale, les Jordaniens ayant réussi à en conquérir la partie orientale notamment la vieille ville où sont situés les lieux saints.

L’esplanade des mosquées à Jérusalem vue du mont des Oliviers. À gauche, avec son dôme gris, la mosquée al-Aqsa, au centre, le dôme du Rocher » (photo Jean Marcou, février 2023)

Tout change en 1967, avec la guerre des Six Jours, lorsque l’armée israélienne repousse les Jordaniens au-delà du Jourdain et de la mer Morte. Les Juifs retrouvent le Mur occidental dont ils avaient été coupés depuis 1948. Le quartier construit à proximité du mur (dit quartier des Maghrébins et datant du XIIe siècle) est détruit pour laisser place à une autre esplanade où les fidèles juifs pourront venir prier. Certains d’entre eux envisagent même d’organiser des prières régulières, au-dessus, sur le mont du Temple/esplanade des mosquées. Mais dans un geste d’apaisement les dirigeants israéliens de l’époque (entre autres Moshe Dayan, le ministre de la Défense) décident de restituer le site aux musulmans et à la fondation religieuse jordanienne (Waqf) qui l’administre. C’est ce statu quo qui prévaut toujours aujourd’hui, ayant été confirmé d’ailleurs, en 1994, par les accords de paix de Wadi Araba entre Israël et la Jordanie.

L’accès libre du site est réservé aux musulmans. Les non-musulmans n’y sont admis qu’à des heures et des jours spécifiques (tôt le matin et à la mi-journée, tous les jours, sauf le vendredi et le samedi), par une porte réservée, à laquelle on accède par une passerelle qui surplombe le mur des Lamentations. Les visiteurs (notamment juifs) ne peuvent prier sur le site. Le grand rabbinat de Jérusalem a interdit d’ailleurs à toute personne se réclamant du judaïsme de se rendre sur le mont du Temple, pour éviter une profanation par mégarde de son sanctuaire (le Saint des saints). On ignore en effet la localisation exacte de ce dernier depuis la destruction de l’édifice. Une salle de prière a toutefois été aménagée au bout de la passerelle avant l’entrée sur l’esplanade.

Derrière un différend religieux, les enjeux politiques d’un conflit sans fin

Cet ordonnancement n’a pourtant pas découragé nombre d’individus de se rendre en ces lieux avec des intentions variables, allant de la simple prière au projet de reconstruction du fameux Temple détruit sous l’antiquité. En 1969, un Australien chrétien, atteint de déficience mentale, qui était venu en Israël pour travailler dans un kibboutz et  qui prétendait avoir entendu des voix lui demandant de reconstruire le Temple, tenta d’incendier la mosquée al-Aqsa.

La reconstruction du Troisième Temple figure dans les textes de la tradition juive, mais il s’agit d’une prédiction prophétique devant intervenir à la fin des temps, avec la rédemption et l’arrivée du messie. Pour accélérer le cours de l’histoire, certaines organisations et certains activistes travaillent cependant à la réalisation du projet, réfléchissant même au type de vaches qu’il faudra sacrifier pour l’événement, et à la tenue que devront porter les religieux lors des cérémonies.

Si ces mouvements sont apparus pendant un certain temps comme des phénomènes marginaux, ils ont fortement gagné en importance au cours des deux dernières décennies, trouvant même un soutien inattendu chez certains évangéliques américains, qui pensent que la construction du Troisième Temple pourrait accélérer le retour du Christ. Mais c’est surtout au sein de la classe politique israélienne et des formations ayant vocation à gouverner que ce genre d’idées a gagné du crédit. Ces dérives avivent chez les Arabes la peur d’être progressivement dépossédés des lieux saints, comme ils l’ont souvent été de leurs biens, et amènent nombre d’entre eux à soutenir ceux qui les appellent à se défendre.

Mais, plus généralement la survenance récurrente de tensions au cœur de la ville sainte, au cours des trois dernières années, n’est que le reflet d’une situation d’ensemble particulièrement dégradée où l’idée d’une solution à deux États n’a plus guère droit de citer, et dont l’issue parait de plus en plus inquiétante. Car, derrière la dimension religieuse de ces confrontations, pointe l’impasse politique dans lequel est plongé de longue date le conflit israélo-palestinien.

Souvenons-nous, en juillet 2000, c’est entre autres sur la question de la souveraineté des lieux saints et notamment celle du contrôle de l’esplanade des mosquées que les négociations ultimes entre Yasser Arafat et Ehud Barak avaient échouées, à Camp David. Quelques semaines plus tard, la visite d’Ariel Sharon dans ce lieu emblématique allait coïncider avec le début de la deuxième intifada, appelé parfois Intifada al-Aqsa. Aujourd’hui, alors même que les trois derniers printemps ont été marqués par un regain de violence d’une intensité inédite depuis près d’une décennie, et que 2022 a été l’année la plus meurtrière pour les Palestiniens (144 morts), depuis la fin de la deuxième intifada, certains observateurs craignent qu’une troisième intifada n’ait déjà commencé.