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À Sotchi, une rencontre Poutine-Erdoğan en demi-teinte

En quelques points

Date

06 septembre 2023

Theme

Moyen-Orient

Jean Marcou, Professeur de droit à Sciences Po Grenoble, chercheur au CERDAP2 et chercheur associé à l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul

Recep Tayyip Erdoğan a donc rencontré Vladimir Poutine, à Sotchi, le 4 septembre 2023. Cette réunion avait été préparée en aval par les visites remarquées du nouveau ministre turc des affaires étrangères, Hakan Fidan, alternativement à Kiev puis à Moscou, au cours des dix derniers jours. Si cette rencontre confirme le rôle de médiation que la Turquie a acquis dans le conflit ukrainien, notamment du fait de sa capacité à pouvoir parler aux deux belligérants, elle n’a pas débouché sur les résultats espérés par Ankara. Ce déplacement aboutit donc à un bilan en demi-teinte pour un pays qui s’enfonce peu à peu dans un certain marasme économique et politique, après l’euphorie qui avait suivi la reconduction du président sortant et de sa majorité parlementaire, lors des élections générales des 14 et 28 mai 2023.

L’accord céréalier russo-ukrainien toujours dans l’impasse

La grande affaire de cette rencontre Poutine-Erdoğan était bien sûr la négociation de la reconduction de l’accord céréalier entre la Russie et l’Ukraine. Signé l’an passé, le 22 juillet, ce dernier a permis d’exporter plus de 33 millions de céréales ukrainiennes, via un corridor sécurisé en mer Noire conduisant au Bosphore et aux Dardanelles, qui avait accepté par les deux belligérants et garanti, tant par la Turquie que par l’ONU. Le 19 juillet 2023, cependant, Vladimir Poutine s’est retiré de cet accord, au motif que les Occidentaux, du fait des sanctions globales qu’ils appliquent à la Russie, l’empêcheraient d’exporter concrètement ses céréales et ses engrais.

La Turquie n’a eu de cesse d’assurer la survie de cet accord (laborieusement reconduit pour des périodes variables depuis juillet 2022), pour plusieurs raisons. En premier lieu, seul élément de convergence (avec les accords d’échange de prisonniers) entre les deux pays en guerre, depuis le début du conflit, il contribue à la stabilisation de la mer Noire dans le voisinage de la Turquie. En second lieu, il conduit ce pays à se poser en défenseur de la sécurité alimentaire mondiale, contribuant à l’approvisionnement des pays importateurs et à la baisse des tensions sur les cours céréaliers mondiaux. Enfin, cet accord permet surtout à Ankara d’apparaître comme un État pivot incontournable, au cœur des nouveaux équilibres stratégiques internationaux.

Pourtant, le tête-à-tête des présidents russe et turc à Sotchi n’a guère été concluant. Vladimir Poutine, très dur dans la discussion, a en effet déclaré que son pays ne reviendrait dans ce qui est officiellement connu sous le nom « d’initiative céréalière » que si les Occidentaux levaient leurs sanctions sur les exportations russes de céréales et d’engrais. Si, pour permettre justement la mise en œuvre de l’initiative en question, les pays européens et les Américains n’appliquent pas de telles sanctions aux céréales et engrais de Moscou, la Russie considère que les mesures globales de rétorsion dont elle est l’objet, depuis le début du conflit (exclusion du réseau Swift de paiement bancaire, exclusion des systèmes d’assurance internationaux…), aboutissent au même résultat. Dès lors, elle demande la levée d’une partie de ces sanctions générales, ce que les Occidentaux ne peuvent accepter.

Pour maintenir une tonalité plus optimiste, Recep Tayyip Erdoğan et la presse pro-gouvernementale se sont dit convaincus que l’initiative céréalière pourra bientôt reprendre son cours, si les demandes de la Russie sont en partie satisfaites. Peut-être le président turc tentera-t-il d’ailleurs de mettre la balle dans le camp occidental, comme il l’avait fait après le retrait russe de l’accord pendant l’été, en demandant aux pays européens et aux États-Unis de revoir leurs positions et d’atténuer certaines sanctions ; ce qui a peu de chances d’aboutir. Quoi qu’il en soit, il semble bien que la Russie, qui traverse une passe délicate, tant sur le plan intérieur que sur le front ukrainien, ne soit pour sa part guère encline à lâcher du lest.

Pas de solutions alternatives ?

On mesure l’impasse à laquelle a abouti cette situation, quand on observe les derniers développements de la guerre, depuis le gel de l’initiative céréalière. L’Ukraine a accéléré sa recherche de solutions alternatives, la principale étant une évacuation de ses céréales par le Danube d’abord, et via le rail à travers l’Europe, par la suite. On relève ainsi récemment un accroissement très important des activités d’exportations céréalières des ports ukrainiens danubiens de Reni et d’Izmail, mais cette solution est loin de pouvoir remplacer le fret maritime, quand on évalue les quantités transportées. Plusieurs cargos sont certes partis d’Odessa, à la mi-août, bravant les risques d’attaques russes, en longeant les côtes roumaines, bulgares et turques. Mais ces cargos ne transportaient pas des céréales, et la Russie a surtout riposté par des attaques de drones contre les dépôts de céréales ukrainiens, détruisant des dizaines de milliers de tonnes de céréales. Ceci peut être le signe de l’amorce d’une véritable guerre des céréales entre les belligérants. Les cours mondiaux sont repartis à la hausse et dessinent le spectre d’une pénurie qui pourrait mettre en grande difficulté les pays qui dépendent des exportations russes et ukrainiennes (dont la Turquie elle-même fait partie).

Image par Pete Linforth de Pixabay

Eu égard à cette situation, Recep Tayyip Erdoğan a estimé que les solutions alternatives à l’évacuation des céréales ukrainiennes via la mer Noire n’étaient pas viables. Mais le retour de la Russie dans l’initiative céréalière sera difficile à obtenir. Le seul gain réel de la rencontre du 4 septembre a été la mise sur pied d’un accord entre la Russie, la Turquie et l’Ukraine pour exporter gratuitement 1 million de tonnes de céréales en direction de six pays d’Afrique qui en ont le plus besoin, voire dont les gouvernements sont actuellement proches de Moscou (Burkina Fasso, Zimbabwe, Mali, Somalie, Érythrée, République centrafricaine). Le Qatar achètera ces céréales russes, la Turquie les moudra pour en exporter la farine vers les pays récipiendaires.

Des relations russo-turques en panne et une situation économique dégradée

Malgré cet acquis, on a observé le climat plutôt frais qui a été celui de cette rencontre. Le louvoiement de la Turquie entre l’Est et l’Ouest n’est désormais pas toujours bien admis par le Kremlin, qui juge en outre que, ces derniers mois, il n’a guère joué en sa faveur. Recep Tayyip Erdoğan a récemment encore rappelé que son pays rejetait l’annexion de la Crimée par la Russie, et surtout il a accueilli Volodymyr Zelensky à Istanbul pour lui remettre symboliquement des membres du fameux bataillons Azov récemment libérés par les Russes, suite à une médiation turque. Un geste symbolique très mal vécu par Moscou. Dès lors, même le déplacement du leader turc en Russie pour y négocier la reprise de l’accord céréalier est apparu comme un lot de consommation bien mince.

Il faut dire que la Turquie, qui est toujours plongée dans une crise économique profonde, peut difficilement se permettre actuellement d’indisposer ses alliés occidentaux. La politique économique et monétaire pro-business, lancée aux lendemains de la victoire électorale de mai dernier, qui est menée par le nouveau ministre de Finances, Mehmet Şimşek, et la nouvelle gouverneure de la Banque centrale, Hafize Gaye Erkan, suppose d’avoir le soutien des milieux d’affaires internationaux et de ménager ses relations avec les Européens et les Américains. Le taux directeur de la Banque de Turquie, passé de 8,5% à 15% dès le mois de juin, a été poussé à 25%, en août dernier ! Cette rupture dans la politique suivie par l’AKP, depuis une dizaine années, a donné jusqu’à présent des résultats dont la pérennité n’est pas assurée. La livre turque s’est un peu redressée face au dollar, mais l’inflation, qui avait amorcé une baisse modérée depuis le début de la fin de l’année 2022, est repartie à la hausse au mois d’août, avec un taux de 58,9%…

Malgré sa récente victoire électorale, il est probable que Recep Tayyip Erdoğan constate, non sans amertume, que cette situation dégradée le contraint à revenir à des positions plus orthodoxes, pas seulement en matière de politique économique, mais aussi en matière de politique étrangère. La perspective des élections locales du printemps 2024, au cours desquelles le leader de l’AKP espère reconquérir les grandes villes perdues en 2019 (notamment Ankara et Istanbul) domine déjà la vie politique turque, et fait oublier l’état de grâce, qui avait momentanément suivi le succès obtenu lors des dernières élections législatives et présidentielles. Mais pour que le prochain scrutin local ne serve pas d’exutoire à un électorat turc, qui n’a pas osé le changement, lors des élections générales de mai dernier, il faudra sur le plan intérieur comme sur le plan international des résultats plus convaincants que la rencontre de Sotchi.