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« Lorsque je fais une enquête quantitative par questionnaire, le risque de dérapage subjectif est moins grand »

En quelques points

Date

09 juillet 2021

Theme

Objectivité et neutralité scientifiques

Pierre Bréchon, professeur émérite de science politique à Sciences Po Grenoble et au laboratoire Pacte

Comment définiriez-vous l’objectivité en sciences politiques ?

Les sciences sociales doivent essayer de comprendre et d’expliquer ce que sont les sociétés. Ces sciences, parfois dites molles, sont en tout cas plurielles. Chaque discipline développe un regard particulier sur la société. La science économique cherche à expliquer le social par les phénomènes économiques alors que le politiste les comprend à travers les structures, les actions et les idéologies politiques. Tout comme le sociologue comprend un phénomène à travers toutes les relations sociales qui contribuent à le produire. L’étiquette de sociologue devrait être réservée aux approches de type empirique, servant à rechercher des preuves ou au moins des indices pertinents explicatifs. Ainsi, Edgar Morin est un maître à penser impressionnant, d’une très grande culture. Il développe aujourd’hui un idéal du savoir-vivre et bien-vivre ensemble, dans une société dont le dynamisme naît des contradictions et des conflits qui s’y déroulent. On peut être captivé par cette pensée, mais elle ne relève plus à proprement parler de la sociologie. Même si plusieurs anciens écrits d’Edgar Morin sont devenus des classiques de la sociologie comme La rumeur d’Orléans, de l’ethnographie comme La métamorphose de Plozévet ou de l’anthropologie sociale comme L’Homme et la Mort.

L’objectivité est un objectif – difficile à atteindre – consistant à analyser les faits sociaux avec une méthodologie la plus adaptée possible pour comprendre et expliquer les phénomènes. Il n’y a pas d’objectivation sans recours à des méthodologies, réplicables par d’autres, qui peuvent être quantitatives ou qualitatives. Les méthodologies adaptées ne sont pas exactement les mêmes selon les disciplines mais peuvent être classées en quatre grands types : l’observation (participante ou non) menée notamment par les ethnologues, les enquêtes (quantitatives ou qualitatives) des politistes et sociologues, l’analyse des traces, outil privilégié de l’archéologue et de l’historien, l’expérimentation en laboratoire, privilégié par les psychologues.

Certaines méthodologies permettent plus facilement la recherche de l’objectivité, lorsqu’elles ne nécessitent pas d’interprétation subjective du chercheur. Ainsi, lorsque j’utilise une méthodologie qualitative, par exemple des entretiens non directifs, je suis amené à interpréter le discours tenu, je ne dois pas m’en tenir à ce qui est dit, à l’explicite, mais il faut saisir aussi le non-dit, l’implicite. Il y a alors un risque de surinterprétation qui peut être lié à mes propres cadres de pensée et à mes valeurs.

Lorsque je fais une enquête quantitative par questionnaire, le risque de dérapage subjectif est moins grand. Si j’adopte les bonnes pratiques du métier pour formuler les questions, celles-ci ne doivent pas inciter à un type particulier de réponse. Les réponses obtenues peuvent comporter des biais, mais elles ont une certaine objectivité, étant recueillies sur des échantillons représentatifs de populations dans des conditions similaires de passation. Ces réponses peuvent être croisées avec de nombreuses autres variables pour découvrir des corrélations qui montrent les logiques majoritaires de l’opinion. Et je peux éventuellement chercher au-delà des corrélations si on peut inférer une causalité explicative. Cette causalité n’est souvent pas complètement prouvée, elle est seulement vraisemblable.

Ainsi, dans toutes les enquêtes sur la xénophobie, sujet sensible, on observe que le niveau de diplôme constitue la variable « lourde » (c’est-à-dire de type socio-économique) la plus explicative lorsqu’on fait une analyse de régression « toutes choses égales par ailleurs ». Cela nous indique avec certitude qu’on a beaucoup plus de « chances » d’être xénophobe au bas de l’échelle du savoir qu’en haut. Mais évidemment, ce n’est pas la seule variable qui influe sur le niveau de xénophobie. Les personnes qui ont intégré une culture de gauche et qui sont faiblement diplômées peuvent très bien ne pas être xénophobes, leurs valeurs politiques compensant en quelque sorte leur handicap en termes de savoir et d’ouverture sur le monde.

La neutralité du chercheur est-elle possible et souhaitable ?

Les sciences sociales ne sont pas faites pour dire ce qui est bien. Elles ne sont pas une philosophie politique et sociale. Comme évoqué plus haut, l’objectivité est un objectif difficile à atteindre, mais nécessaire si on veut véritablement comprendre et expliquer. Trop souvent, dans les sciences sociales, l’analyse dévie vers le discours hagiographique ou de dénonciation. En fait, la dénonciation est aujourd’hui plus fréquente que l’encensement, du fait de l’évolution de notre culture, beaucoup moins conformiste qu’autrefois. C’est dire que le chercheur a des cadres de pensée qui sont dépendants de ceux de sa société et dont il doit parfois se méfier. C’est tout particulièrement important par rapport aux médias qui diffusent un univers de pensée marqué par les zooms médiatiques : le fait exceptionnel devient le fait significatif, en oubliant d’ailleurs souvent l’histoire passée où des phénomènes semblables ont déjà eu lieu. La survenue de quelques attentats serait la preuve de l’évolution de toute la société ou d’un groupe particulier vers la violence. Alors que les enquêtes ne confirment pas forcément ce type d’évolution sur l’ensemble de la population.

Certains chercheurs revendiquent le regard critique et dénonciateur, ce qui aboutit parfois à essayer de prouver la justesse de ses valeurs politiques par des analyses discutables de sciences sociales. Le chercheur devient alors celui qui veut donner le bon diagnostic sur l’état de la société, et surtout sur ce qui va mal, pour ensuite expliquer ce qu’il faudrait changer.

Mais, même lorsqu’on veut respecter la neutralité de son regard objectivant et laisser à d’autres le soin de définir le changement nécessaire et sa mise en œuvre, cette posture n’est pas facile à tenir. Ainsi, lorsqu’un chercheur est interviewé par un journaliste, la pression est forte pour sortir de la neutralité. Le journaliste, tout comme son public, s’intéresse à ce qui va arriver. Il aimerait pouvoir anticiper le futur et cherche à faire dire au chercheur les évolutions à venir. Il cherche aussi à faire dire les solutions à apporter aux problèmes, transformant ainsi le chercheur en expert au service de la mise en œuvre de politiques publiques. 

Interrogé sur les valeurs démocratiques ou l’idéal d’un système politique autoritaire, il est difficile de rester neutre, car cette neutralité qui permet de comprendre et d’expliquer n’est pas facilement acceptée par le journaliste qui attend une prise de position claire ! Il faut parfois avoir le courage de le décevoir, et de décevoir aussi ses propres amis qui ne comprennent pas une certaine schizophrénie du chercheur entre ses analyses de sciences sociales et ses engagements de citoyen.

Il y a peu de domaines où les sciences sociales peuvent vraiment prédire le futur. Elles peuvent le présager pour les changements de valeurs par renouvellement de générations. Mais elles ne peuvent prévoir les effets de période liés à des événements imprévus, et elles ne maîtrisent pas les inversions de tendances, dont certaines sont probablement improbables mais pas impossibles. 

Quelle place les méthodes occupent-elles dans votre démarche de chercheur ?

On aura déjà compris que j’attache beaucoup d’importance aux méthodes des sciences sociales. Je les ai enseignées pendant toute ma période d’activité à Sciences po Grenoble, pendant 41 ans. Depuis les années 1970, avec toute une équipe de collègues, on a privilégié une approche des méthodes par leur pratique et non par un grand discours épistémologique.

On a surtout privilégié l’apprentissage des méthodes d’enquêtes quantitatives et qualitatives, en faisant réaliser des entretiens qualitatifs et en s’essayant à leur analyse sociologique. On a aussi mis au point des questionnaires quantitatifs, on les a administrés à des échantillons représentatifs de l’agglomération grenobloise, on a produit avec les étudiants des rapports d’enquêtes, analysant les résultats et leurs logiques. Il y avait parfois un client, un média ou une collectivité locale qui pouvaient éventuellement, au-delà de la publication des résultats, faire évoluer une action publique. On a synthétisé cet enseignement pratique dans un manuel.

Ce qui me passionne, c’est d’observer, à travers des enquêtes dans l’ensemble des pays européens, des différences de valeurs dans les populations, qui restent très fortes, malgré la construction européenne. Et évidemment, il ne suffit pas de montrer que les valeurs restent différentes, il faut essayer de comprendre d’où viennent les différences. Les valeurs évoluent plutôt lentement, tous les pays dans la même direction, vers davantage d’individualisation, c’est-à-dire d’autonomie individuelle. Les rythmes d’évolutions ne sont pas les mêmes et les différences entre des pays traditionnels où l’individualisation reste très faible et des pays plus modernes où elle est beaucoup plus recherchée, sont importantes. La matrice religieuse des cultures est probablement un facteur explicatif important de  ces différences de valeurs. Mais le niveau de développement économique aussi.

Ce type d’enquêtes montre que la comparaison est très importante pour comprendre et expliquer comment les sociétés se structurent et se transforment. On ne comprend bien un pays qu’en le comparant à d’autres. Toutes les analyses trop hexagonales risquent de donner des interprétations erronées. On entend parfois dire : les Français n’aiment pas beaucoup les partis politiques mais ils sont très actifs dans les associations. Lorsqu’on regarde les résultats d’enquêtes comparatives européennes, on s’aperçoit que si les Français ne sont effectivement pas très politisés, ils ne se caractérisent pas non plus par une participation associative élevée. Dans les deux domaines, c’est en Allemagne et dans les pays scandinaves qu’on trouve un fort niveau d’implication politique et sociale. Alors que ce niveau est faible en Europe du Sud et de l’Est.

Pourriez-vous présenter un exemple de recherche, idéalement issue de vos propres travaux, pour illustrer les enjeux et les tensions autour de l’objectivité et de la neutralité en SHS/sciences sociales/sciences politiques ?

J’ai déjà évoqué plusieurs exemples montrant les tensions autour de l’objectivité dans les sciences sociales. Je peux prendre encore un exemple, celui des enquêtes Eurobaromètres, mises en oeuvre par la Commission européenne. Elles ont été créées en 1974,  à l’initiative d’un « fonctionnaire militant » de l’Europe, Jacques-René Rabier, ex-directeur de l’information de la CEE. Depuis le début de sa carrière dans les institutions européennes, il était convaincu que l’Europe ne pourrait se construire uniquement par les élites. Il devenait de plus en plus  nécessaire, de son point de vue, de mesurer les opinions et valeurs sur l’Europe, pour que l’état des sentiments européens dans la population soit connu de tous et que les acteurs politiques et sociaux puissent se saisir des résultats pour adapter une stratégie d’action. Il fallait aussi pouvoir mesurer l’effet des politiques suivies par Bruxelles et les initiateurs ont jugé nécessaire de faire deux enquêtes par an avec un certain nombre de questions dites trend, c’est-à-dire identiques d’une vague à l’autre pour mesurer les évolutions.

Créé par les artisans-militants de la construction européenne, l’objectif était bien de mesurer objectivement, d’où la mise au point de nombreuses questions d’enquêtes pour étudier les différentes facettes du rapport des individus à l’Europe. On a d’ailleurs mobilisé à l’époque plusieurs spécialistes internationaux de l’enquête par questionnaire, pour aider au pilotage de l’enquête (Ronald Inglehart, Jean Stoetzel, Elisabeth Noelle-Neumann…). Certaines dérives ont pu se produire, tout particulièrement dans les années 1980-1990 lorsque le sentiment anti-européen s’est développé dans de nombreux pays européens. Certains responsables européens ont pu être tentés de supprimer l’Eurobaromètre pour qu’il ne montre plus les mauvais chiffres (stratégie consistant à casser le thermomètre pour ne plus mesurer la température du malade). On a parfois changé les questions, ce qui rompait les séries et empêchait de voir les évolutions. On a surtout multiplié les questions, de manière quelque peu obsessionnelle, avec l’espoir de traquer le sentiment européen là où il aurait encore été masqué. 

Au total, les tensions autour de l’enquête ont été nombreuses mais l’outil a été maintenu, les pays pris en compte sont aujourd’hui très nombreux, non seulement les membres de l’Union mais aussi quelques pays candidats à l’adhésion. Malgré tous les aléas et parfois des interprétations discutables des résultats par les pro ou les anti-européens, une énorme base de données comparative a été constituée, qui au total reflète assez bien le panorama européen, avec ses tensions et ses fractures.