Hamza Asshidi, Doctorant au laboratoire CERAG, Anne Bartel-Radic, Professeure en sciences de gestion à Sciences Po Grenoble et au laboratoire CERAG, et Mathilde Dessaigne, Etudiante à Sciences Po Grenoble
La Colombie, située tout au Nord du continent sud-américain et peuplée de 49 millions d’habitants, est la quatrième économie d’Amérique latine. Depuis plusieurs décennies, elle est confrontée à un conflit armé entre l’État colombien et des milices armées.
Les deux plus tristement célèbres milices sont les FARC (Forces Armées Révolutionnaires Colombiennes) et l’ELN (Armée de Libération Nationale). Voilà quelques années cependant qu’un processus de paix est amorcé. Dans ce contexte instable, les entreprises françaises très présentes dans le pays jouent un rôle non négligeable de facilitateurs, au moyen notamment de la Responsabilité sociétale qu’elles souhaitent assumer.
Un conflit violent pluri-décennal, un processus de paix récent et fragile
Les FARC, sous influence communiste, sont créées en 1966 dans un contexte d’importants problèmes agricoles. Quelques années plus tard, suivant un courant révolutionnaire international guévariste, l’ELN naît pour défendre les ouvriers des exploitations pétrolières alors que l’Armée Populaire de Libération (EPL), d’influence maoïste, voit le jour en 1967 et devient le bras armé du Parti Communiste. Ces actions gagnent l’approbation des masses populaires dans les campagnes et s’étendent aux zones urbaines sous le nom « Movimiento 19 de Abril », surnommé « M-19 » (CNMH, 2013).
Ces différentes guérillas se développent particulièrement dans les années 1980, avec l’introduction d’une stratégie de combats armés, d’actions politiques et de radicalisation de leurs mouvements pour accéder au pouvoir face aux élites. Pour se protéger, les gouvernements, les élites ainsi que les narcotrafiquants créent des groupes de paramilitaires. L’État se retrouve dépassé par l’ampleur de ces oppositions et par l’émergence des cartels de la drogue de Medellin puis de Cali, qui l’affaiblissent tout en le militarisant (CNMH, 2013). L’escalade de violence continue tout au long de la décennie 1990. Les entreprises multinationales occidentales ont ainsi été prises dans des engrenages quasiment inévitables dans leurs activités en Colombie. En effet, la pression des narcotrafiquants d’une part, et des guérillas de toutes sortes d’autres part, les obligeaient parfois à répondre aux injonctions de factions violentes dans le pays (Barnett, 1991).
Le président Juan Manuel Santos, élu en 2010, entame des négociations de paix avec l’idée d’une amnistie, d’un droit à l’oubli et au pardon pour les combattants des différentes forces armées. Ces violences ont coûté la vie à plus 220.000 personnes dont 80% de civils (soit onze personnes par jour pendant 50 ans) et ont laissé de graves dommages physiques, émotionnels, psychologiques, sociaux et politiques.
Le 24 novembre 2016, l’Accord de paix signé avec les FARC porte sur cinq grands points : une réforme agraire garantissant les droits fondamentaux de communautés rurales et un plus large accès à la terre (en favorisant le retour et la réinstallation des déplacés du conflit) ; la participation politique des FARC ; la lutte contre la drogue et les trafics illicites ; la justice et la réparation pour les victimes ; l’arrêt du conflit et la démobilisation et la réintégration des 7.000 combattants des FARC encore actifs (ONU, 2010). En théorie, les entreprises peuvent agir notamment sur les points 1, 4 et 5, à travers le développement économique et l’intégration des victimes et des ex-guérilleros dans la société civile par l’emploi.
Depuis 2018, le nouveau président colombien, Ivan Duque, est très critiqué pour sa remise en cause des accords signés avec les guérillas et du processus de paix en cours. Il menace notamment la Justice transitionnelle pour la paix, censée favoriser la réinsertion de tous les repentis notamment. Face à ces décisions, les guérilleros ont pour certains repris les armes, éloignant hélas l’espoir d’une résolution proche du conflit.
Les entreprises françaises en Colombie : des actions RSE au service de la paix
Les multinationales françaises sont très présentes en Colombie : la France est le 14ème investisseur étranger dans le pays, avec 240 filiales de groupes français dont 33 du CAC40, dans une multitude de secteurs (Direction Générale du Trésor, 2018). La France est même le premier employeur étranger, générant 120.000 emplois directs et plus de 200.000 indirects. L’économie peut réellement contribuer au processus de paix colombien qui est scruté par tous les acteurs, privés comme publics. La réinsertion des anciens guérilleros (membres des groupes armés) est une donnée centrale, à laquelle les entreprises peuvent apporter leur contribution. Plus globalement, les entreprises peuvent aider à générer un climat plus serein, de confiance, de réconciliation. L’emploi est un vecteur d’intégration, et favorise la confiance entre individus.
La vingtaine de cas de multinationales françaises que nous avons étudiées dans le cadre de notre recherche en management, ont mis en lumière toute une série d’actions RSE favorisant la réconciliation nationale. Parmi les plus répandues, les programmes d’aides sociales des grands groupes pour leurs filiales colombiennes, visant à soutenir les populations les plus pauvres du pays (aides financières, financement d’hôpitaux, actions éducatives à travers l’appui aux écoles). D’autres actions ont un impact plus significatif encore. Les entreprises françaises encouragent leurs propres salariés en Colombie à s’investir pour des actions liées à la RSE, en les récompensant par des prix, parfois pour parrainer des Colombiens liés aux enjeux salariaux dans l’entreprise.
Le soutien aux associations et ONG par les entreprises françaises est une autre mesure aidant indirectement les victimes du conflit ou la réinsertion de guérilleros repentis. Les associations ont souvent une connaissance du terrain et des problématiques du processus de paix qui leur permettent d’agir au mieux les populations. Les entreprises peuvent aller jusqu’à créer leur propre fondation pour œuvrer à la pacification de la Colombie, en multipliant les projets. Tout cela se fait généralement en bonne intelligence avec les grands acteurs institutionnels colombiens, tels que l’Agence Colombienne pour la Réincorporation et la normalisation (ARN), qui œuvre à la réinsertion des personnes et des groupes armés, et à une réconciliation globale des populations.
Finalement, c’est l’ensemble des actions RSE qui, de manière cumulée, permet d’avoir un réel impact sur le processus de paix. Les entreprises françaises sont pour la plupart efficaces dans leurs investissements RSE. Il n’en est hélas pas toujours ainsi : en Colombie comme ailleurs, les excès de certaines multinationales demeurent bien réels.
Le revers de la médaille : quand les entreprises s’enrichissent au détriment des populations locales
Les huit experts de la société civile colombienne que nous avons interrogés dans le cadre de notre recherche, s’accordent sur une vision plutôt critique des multinationales étrangères en Colombie. Ainsi selon eux, comme dans de nombreux pays, les actions des entreprises en faveur de la société permettent à ces dernières de bénéficier d’exonérations fiscales, voire d’être subventionnées par l’État. Cette motivation vénale n’empêche néanmoins pas l’impact positif de ces actions sur les populations.
Bien plus condamnables sont les quelques entreprises multinationales étrangères, souvent liées aux ressources naturelles, dans les industries minières (or, charbon…) et situées dans des zones de la Colombie où la violence demeure forte. En effet, certaines entreprises ont pu être conduites à négocier avec des groupes armés (FARC ou ELN) pour maintenir leurs activités sur place, quitte à financer indirectement des factions violentes paramilitaires. Des pressions ont également pu être exercées par certaines multinationales étrangères sur des activistes en faveur de l’environnement, ou des leaders syndicalistes, notamment par l’intermédiaire des paramilitaires s’opposant aux conditions de travail ou parfois à la confiscation des terres par certains groupes multinationales (Amnesty, 2006). Des entreprises américaines ont été nommément accusées (Maurer, 2009). Ces comportements hautement condamnables, minoritaires mais avérés et documentés, s’opposent aux démarches RSE des multinationales françaises décrites plus haut.
Références
Amnesty (2006), Ces multinationales qui profitent du crime, Amnesty – Section suisse d’Amnesty International, 46, https://www.amnesty.ch/fr/sur-amnesty/publications/magazine-amnesty/2006-3/ces-multinationales-qui-profitent-du-crime
CNMH, sous la direction de Sánchez, Gómez, G., 2013, ¡Basta ya! Colombia: memorias de guerra y dignidad, Centro Nacional de Memoria Histórica, Bogotá, Colombie
Maurer, V. G. (2009), Corporate Social Responsibility and the « Divided Corporate Self »: The Case of Chiquita in Colombia, Journal of Business Ethics, 88, pp. 595-603.
ONU, PRI., (2010), Guidance on Responsible Business in Conflict-Affected and High-Risk Areas: A Resource for Companies and Investors., United Nation Global Compact and PRI., New York, USA