Edward P Freeland, Chargé de cours et directeur exécutif de la Data Driven Social Science Initiative à l’Université de Princeton.
Le déclin progressif de la confiance dans le gouvernement est l’une des grandes thématiques de la recherche sur l’opinion publique américaine depuis maintenant une cinquantaine années. Ce déclin est visible non seulement dans la moindre confiance que les citoyens expriment envers le gouvernement fédéral, mais aussi vis-à-vis des grandes institutions ou organisations américaines, comme le journalisme, les médias, la médecine et les grandes entreprises. La baisse de la confiance dans le gouvernement ne se limite d’ailleurs pas aux États-Unis. Il s’agit d’un phénomène qu’on observe dans de nombreuses démocraties consolidées à travers le monde.
Le graphique du Pew Research Center montre le déclin sur le long terme de la confiance du public dans le gouvernement, à partir d’une moyenne mobile calculée sur les nombreux sondages effectués au cours de cette période. Alors qu’elle culminait à environ 75% dans les années 1960, elle s’est progressivement érodée, jusqu’à atteindre 40% au début des années 1980, puis fluctuant un temps, et stagnant sous les 30% depuis la Grande Récession de 2008.
En quoi le déclin de la confiance dans le gouvernement est-il un problème pour la démocratie ?
Cette tendance à la baisse pose la question du point limite où le gouvernement fédéral ne pourra plus fonctionner en raison d’un déficit de confiance trop important. La défiance réduit en effet le soutien à l’action gouvernementale et à la recherche de compromis partisans sur les politiques publiques ; ce qui complique la résolution des grands problèmes politiques et sociaux. Le déclin de la confiance est également lié à une augmentation de la polarisation politique. Dans le cadre du système bipartisan, le problème est exacerbé : lorsqu’un parti devient plus défiant et moins disposé à négocier avec le parti concurrent, la question de la qualité de la démocratie se pose immédiatement.
Face à ce dysfonctionnement, il est possible que les individus soient plus ouverts à des alternatives politiques, qui seraient vues comme plus efficaces que la démocratie représentative, comme par exemple un régime autoritaire ou un régime militaire. Certains chercheurs soutiennent, en utilisant les données du World Values Survey, que ce glissement est déjà à l’oeuvre.
Il faut souligner que la perception que les individus ont de l’efficacité du gouvernement est fortement influencée par un biais partisan. Si l’on isolait dans le graphique précédent les enquêtés qui soutiennent les Démocrates et ceux qui soutiennent les Républicains, on verrait que la confiance dépend aussi du parti au pouvoir : les partisans des Républicains sont plus confiants quand les Républicains gouvernent, et inversement. Mais s’il explique une partie des fluctuations, le biais partisan ne rend pas compte du déclin séculaire dans la confiance à l’égard du gouvernement fédéral.
Alors, pourquoi cela se produit-il ? Un premier ensemble d’explications souligne le rôle de facteurs culturels : le déclin général du capital social a entraîné un plus grand isolement des individus et le gouvernement est perçu comme plus éloigné de la vie quotidienne des gens. Une autre série d’explications porte sur l’efficacité attribuée au gouvernement : il se peut simplement que le déclin de la confiance soit associé à la perception d’un gouvernement qui ne fonctionne pas aussi bien que par le passé et se détourne des problèmes qui impactent au quotidien les citoyens.
On peut également citer l’impact des campagnes politiques et l’usage de la publicité politique qui s’est intensifié et est devenu plus négatif dans les élections au cours des dernières décennies. Il est maintenant courant pour les responsables politiques de se faire élire en véhiculant une mauvaise image de leurs adversaires. Cela a très probablement eu des retombées négatives sur l’ensemble de notre système politique et ses représentations dans l’électorat. Le déclin de la confiance dans le gouvernement s’est produit en même temps que l’augmentation de la polarisation politique. On sait par exemple que les gens sont moins disposés à vivre ou à se marier avec des personnes de l’autre parti politique. À mesure que la confiance diminue, la volonté de chaque partie de coopérer avec l’autre s’amenuise.
Il faut aussi s’interroger sur la validité de ce que nous mesurons lorsque nous posons des questions sur la confiance envers le gouvernement. Par exemple, une question de l’American National Election Survey (ANES) demande d’apprécier si le gouvernement parvient à « faire ce qui est juste ». Des chercheurs se sont également demandés si la confiance et la méfiance sont les deux extrémités d’un même continuum, ou bien s’il s’agit de deux concepts différents. De fait, en mesurant la présence ou l’absence de confiance, de nombreuses études ont négligé ce qui pourrait se trouver entre les deux.
Décomposer les différentes dimensions de confiance dans le gouvernement
Pour apporter un peu de clarté au débat, notre enquête s’est attachée à décomposer la confiance en différentes dimensions constitutives. On peut ainsi observer lesquelles de ces dimensions importent le plus pour les citoyens, et dans quelle mesure elles sont corrélées avec la confiance en général. Une initiative similaire a été lancée récemment par l’OCDE.
Les quatre dimensions de la confiance auxquelles nous nous sommes intéressé sont les suivantes.
- Est-ce approprié (appropriate) pour le gouvernement d’intervenir sur un domaine d’action publique en particulier (i.e., devrait-il essayer de résoudre des problèmes dans ce domaine-là ?) ?
- Deuxièmement, dans quelle mesure les gens ont-ils l’impression que le gouvernement fait preuve de transparence (transparent) sur ce qu’il fait ?
- Troisièmement, le gouvernement dispose-t-il des ressources et de l’expertise (expertise) dont il a besoin pour réaliser son travail dans ce secteur particulier
- Quatrièmement, le gouvernement est-il fiable (reliable) dans le travail qu’il effectue ?
Nous avons appliqué cette grille à cinq grands domaines d’intervention publique différents :
- la réglementation des banques,
- la protection des personnes contre la COVID-19,
- le contrôle de l’immigration,
- la protection de l’environnement,
- le maintien des forces militaires.
Concrètement, nous avons mesuré le degré d’accord avec chaque dimension et pour chaque domaine d’intervention sous la forme d’une échelle allant de 1 pour « tout à fait en désaccord » à 7 pour « tout à fait d’accord ». Pour finir, nous avons ajouté une question plus globale sur la confiance dans l’action du gouvernement fédéral dans chacun des cinq domaines d’intervention publique.
Par exemple, les personnes ont été interrogées tour à tour sur l’opportunité pour le gouvernement fédéral de réglementer le secteur bancaire ; si le gouvernement est clair et transparent quant à la façon dont il réglemente les banques ; si le gouvernement possède l’expertise et les ressources nécessaires pour réglementer les banques ; et s’il est fiable lorsqu’il s’agit de réglementer les banques. Enfin, une cinquième question portait sur la confiance globale (trust) dans la réglementation des banques par le gouvernement fédéral.
Nous avons également inclus une expérimentation, avec une question générale issue de l’institut Gallup : « Dans quelle mesure faites-vous confiance à notre gouvernement fédéral à Washington lorsqu’il s’agit de traiter les questions nationales ?». La moitié de l’échantillon a été sélectionnée aléatoirement pour répondre à cette question au tout début de l’enquête. On a présenté à l’autre moitié la même question mais cette fois-ci vers la fin du questionnaire, après les questions sur les domaines d’intervention. Nous pensions que si les enquêtés réfléchissaient d’abord plus en détail à ce que fait le gouvernement fédéral, alors ils donneraient des réponses plus éclairées, et donc potentiellement différentes à la question générale sur la confiance.
Notre sondage a été réalisé avec le panel américain du CINT entre le 1er et le 7 avril 2022. Nous avons obtenu 1 022 réponses. Pour rendre les résultats représentatifs, l’échantillon a été ensuite redressé en fonction de critères socio-démographiques et géographiques usuels, issus des estimations de l’American Community Survey 2015-19 et du résultat du scrutin présidentiel de 2020.
Une pertinence et une expertise de l’intervention gouvernementale assez largement soutenues
Les résultats présentés ci-dessous correspondent aux scores moyens d’accord et de désaccord (figures 2 à 6). Il convient de noter que pour les cinq domaines testés, nous observons une tendance similaire : la pertinence d’intervention du gouvernement et son expertise sont significativement mieux notés que sa transparence et sa fiabilité.
On voit aussi que la confiance globale dans chaque domaine politique est étroitement liée aux critères de fiabilité et de transparence. Ainsi, interrogés sur la gestion de la pandémie de COVID-19 par le gouvernement fédéral, les répondants ont déclaré qu’il était important que le gouvernement s’engage sur cette question et qu’il disposait à la fois de l’expertise et des ressources pour le faire. Là aussi, la transparence et la fiabilité ont été moins bien notées, au même titre que la confiance globale dans la réponse du gouvernement à la COVID-19. Nous observons la même logique de réponse pour le contrôle de l’immigration, la protection de l’environnement et l’armée, qui, jusqu’à récemment, était l’une des institutions les plus fiables aux États-Unis.
Quid de l’expérimentation ? Notre hypothèse était qu’après avoir examiné et réfléchi en détail à ce que fait le gouvernement, les personnes à qui il était proposé de répondre à une question sur la confiance dans le gouvernement fédéral à la fin du sondage pourraient s’avérer plus confiantes que celles à qui la même question était posée au début. Bien que ce soit effectivement le cas, la différence n’était pas statistiquement significative.
En conclusion, nous constatons que la confiance globale dépend en grande partie des évaluations sur la transparence et la fiabilité de l’action publique. Bien que de nombreux répondants reconnaissent la pertinence de l’intervention du gouvernement et son expertise dans les cinq grands domaines d’action publique examinés, le gouvernement fédéral est nettement moins volontiers considéré comme transparent et fiable lorsqu’il s’agit d’obtenir des résultats. Ces deux facteurs sont étroitement liés à des niveaux de confiance générale plus faibles. Nous n’avons pas non plus identifié l’existence d’un effet propre aux domaines d’intervention gouvernementale, qui aurait par exemple pu pénaliser la confiance globale accordée au gouvernement fédéral.
Plus de transparence ?
Ces résultats suggèrent que les individus ne sont pas prêts à abandonner la démocratie pour un système de gouvernement alternatif. Face à la crise de confiance dans les institutions publiques, une voie à suivre serait donc de mieux comprendre comment le gouvernement peut être plus transparent sur ce qu’il fait, et s’il est vraiment efficace dans l’élaboration de son programme comme dans l’application des règlementations à des politiques spécifiques.
Certains diront que le gouvernement est dans une large mesure déjà transparent, et qu’il dépense des milliards de dollars pour des évaluations indépendantes de son impact et de son efficacité. Des organismes tels que l’Office of Management and Budget (OMB) et le General Accounting Office (GAO) produisent en effet de nombreux rapports et évaluations sur les programmes gouvernementaux. Si ces rapports sont destinés aux membres du Congrès autant qu’au grand public, il n’est pas évident que le citoyen moyen s’en saisisse vraiment. Ironiquement, le déclin de la confiance dans le gouvernement s’est produit alors même que la documentation, les rapports, la comptabilité et l’évaluation indépendante des organismes gouvernementaux ont augmenté de façon spectaculaire, contrairement à ce que l’opinion publique pouvait croire.
Le fait d’accroître la transparence gouvernementale est-il une solution ? Plusieurs recherches montrent qu’une plus grande ouverture et une plus grande transparence augmentent la confiance dans le gouvernement, mais seulement jusqu’à un certain point. Au-delà, trop de transparence peut nuire à la confiance. Il existe une autre distinction importante entre la transparence destinée à se conformer aux exigences légales, et la transparence destinée à répondre aux préoccupations des citoyens ordinaires. Étant donné que la plupart de ce que font les gouvernements en matière de transparence relève de la conformité aux lois, une prochaine étape de notre recherche pourrait être d’identifier le type d’information dont le grand public a besoin pour mieux comprendre ce que leur gouvernement fait, et dans quelle mesure ces informations sont de nature à ralentir voire inverser le déclin de la confiance dans le gouvernement.
Le fait d’accroître la transparence gouvernementale est-il une solution ? Plusieurs recherches montrent qu’une plus grande ouverture et une plus grande transparence augmentent la confiance dans le gouvernement, mais seulement jusqu’à un certain point. Au-delà, trop de transparence peut nuire à la confiance. Il existe une autre distinction importante entre la transparence destinée à se conformer aux exigences légales, et la transparence destinée à répondre aux préoccupations des citoyens ordinaires. Étant donné que la plupart de ce que font les gouvernements en matière de transparence relève de la conformité aux lois, une prochaine étape de notre recherche pourrait être d’identifier le type d’information dont le grand public a besoin pour mieux comprendre ce que leur gouvernement fait, et dans quelle mesure ces informations sont de nature à ralentir voire inverser le déclin de la confiance dans le gouvernement.
L’auteur tient à remercier Frédéric Gonthier et Tristan Guerra pour leurs suggestions éditoriales, ainsi que Naila Rahman, Rachael Johnson, Brian Lee et Osama Safeer pour leur aide dans la conception du questionnaire.