Jean Marcou, Professeur de droit à Sciences Po Grenoble, chercheur au CERDAP2 et chercheur associé à l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul
Ça y est ! La réconciliation entre Le Caire et Ankara, qui trainait depuis deux ans, au point d’avoir plusieurs fois donné l’impression de s’enliser, semble en train d’aboutir. Ces dernières semaines, les ministres des Affaires étrangères des deux pays se sont successivement et significativement rencontrés en Égypte et en Turquie, et ont même annoncé la restauration de leurs relations diplomatiques (dégradées au rang de chargé d’affaires, depuis 10 ans) par un prochain échange d’ambassadeurs.
Le climat international et les évolutions politiques intérieures favorisent certes les retrouvailles entre les frères ennemis de la Méditerranée orientale. Pourtant, la rivalité entre ces deux portes du Moyen-Orient trouve ses racines dans une histoire contemporaine tumultueuse et complexe, souvent illustrée par des désaccords stratégiques tenaces, dont on a peine à croire qu’ils sont définitivement surmontés, même si les perspectives récemment ouvertes sont prometteuses.
Une rivalité stratégique ancienne
L’Égypte des mamelouks devient une province ottomane, lorsqu’après les premiers épisodes de son développement balkano-anatolien, l’Empire ottoman descend au cœur du Proche-Orient. Au début du 16e siècle, le sultan Sélim 1er (le père de Soliman le Magnifique) conquiert le royaume des mamelouks égyptiens, et par la même occasion ravi son titre au dernier calife abasside, al-Mutawakkil. Sélim est désormais non seulement sultan (chef politique), mais aussi calife (héritier du prophète et chef des musulmans de la planète), à la tête d’un Empire au seuil de son apogée, l’Empire ottoman. Mais bien que l’Égypte en ait été une province importante, elle n’en sera jamais le centre névralgique. Celui-ci situe plutôt en Europe, dans les Balkans, voire en Anatolie occidentale.
Le déclin de l’Empire ottoman voit cependant l’Égypte essayer de mettre à profit le cours des relations internationales pour gagner de l’autonomie. Au début du 19e siècle en effet, le gouverneur de l’Égypte encore ottomane, Mehmet Ali, entreprend une modernisation économique et politique, avant même que la Porte ne s’en soucie. Après avoir rétabli l’autorité de l’Empire sur ses provinces arabiques et africaines, il parvient à s’émanciper de la tutelle ottomane, en obtenant un titre flatteur (vice-roi, puis khédive) et le droit de fonder une dynastie. Il faut dire que, dans les années 1830, les armées de son fils Ibrahim ont infligé deux sévères défaites à celles de l’Empire, dont l’autorité est rétablie par les Occidentaux franco-britanniques, soucieux de garantir l’intégrité de « l’homme malade » face à la poussée russe vers les mers chaudes.
Cette offensive égyptienne, fragilisée par l’endettement des khédives, est bientôt contenue par ces mêmes Occidentaux pour lesquels, après le percement du canal de Suez, le contrôle de ce pays est devenu un souci majeur. Restée formellement ottomane, l’Égypte est ainsi de fait une sorte de province britannique, à la fin du 19e siècle, avant de devenir en droit un protectorat du Royaume-Uni, en 1914. Pendant la Première Guerre mondiale, l’Égypte se retrouve de fait du côté des Alliés, tandis que l’Empire ottoman rejoint le camp des Empires centraux. Malgré la révolution de 1919 et l’obtention de son indépendance en 1922, le nouveau royaume d’Égypte (et surtout le canal de Suez) demeure sous domination britannique jusqu’au début des années 1950.
Dans le même temps, l’Empire ottoman a disparu pour laisser place à la République de Mustafa Kemal, un État-nation turc modernisateur qui, tout en adhérant aux modes de vie européens, s’emploie à préserver jalousement son indépendance nationale, et n’entre en guerre aux côtés des Alliés qu’en février 1945.
Les choses changent lorsque la guerre froide s’approfondit. En 1952, inquiète de la puissance soviétique voisine, la Turquie, qui a été avec l’Iran du Chah, le premier pays musulman à reconnaitre Israël, entre dans l’OTAN. Au même moment, la révolution des officiers libres éloigne l’Égypte des Occidentaux. En 1955, Gamal Abdel Nasser, le leader de la nouvelle république arabe, refuse d’entrer dans le pacte de Bagdad (une sorte d’OTAN moyen-orientale, placée sous supervision britannique, à laquelle adhèrent entre autres les Turcs et les Iraniens), et devient l’une des figures de proue du mouvement des non-alignés. Au paroxysme de la guerre froide, Égypte et Turquie sont alors aux antipodes, la première devenue l’un des pivots de l’influence soviétique au Moyen-Orient, la seconde restée le maillon clef de l’OTAN sur son flanc sud, gardienne des détroits du Bosphore et des Dardanelles.
Les Turcs payent cher cette inclination pro-occidentale, en voyant le monde arabe apporter un soutien résolu à la Grèce et aux Chypriotes grecs, lorsque l’île d’Aphrodite s’embrase et se divise, dans les années 1960 et 1970. C’est ce qui les conduit à un certain retour vers l’Orient, signifié par leur adhésion à l’Organisation de la conférence islamique (future Organisation de coopération islamique) et de premières prises de distance à l’égard d’Israël (reconnaissance de l’OLP, notamment). Pour sa part, en 1978, après des accords de Camp David, l’Égypte d’Anouar el-Sadate a opéré un spectaculaire renversement d’alliance, en se rapprochant des États-Unis et en signant un traité de paix séparé avec Israël. Pour autant, cette évolution des relations internationales ne débouche pas sur une parfaite entente entre Égyptiens et Turcs. Après la révolution islamique iranienne, la Turquie demeure le premier allié des Américains au Moyen-Orient et continue d’entretenir une relation étroite avec Israël, notamment dans le domaine militaire
Les promesses non tenues du « modèle turc »
C’est pourquoi, le régime d’Hosni Moubarak accueille d’abord avec le plus grand scepticisme, l’arrivée au pouvoir de l’AKP en Turquie, au début du millénaire. Ces ex-islamistes devenus « conservateurs-démocrates » incarnent par trop les dirigeants dont Georges W. Bush rêve pour le monde arabe, dans le cadre de son projet de « Grand Moyen-Orient », à savoir des traditionnalistes faisant cohabiter un respect des alliances pro-occidentales avec un attachement aux valeurs religieuses, qui leur permet de gagner le soutien populaire qui fait défaut aux autocrates arabes en place. Pourtant, les Égyptiens ne boudent pas leur plaisir quand Recep Tayyip Erdoğan commence à réévaluer sa relation avec l’État hébreu, en ne ménageant pas non plus, le cas échéant, ses alliés occidentaux. Sur les bords du Nil, même les libéraux commencent à admirer Erdoğan, et regrettent que les Frères musulmans ne s’inspirent pas assez de son exemple. En 2011, la Turquie soutient la révolution égyptienne du 25 janvier, et devient une sorte de « modèle » pour un monde arabe à la recherche de solutions économiques et politiques pour son avenir. À cette époque, Recep Tayyip Erdoğan est même reçu au Caire, à la Ligue arabe, en grandes pompes. Une première pour un dirigeant turc !
Toutefois, le « modèle turc » s’essouffle vite. Arrivés au pouvoir après les premières élections libres, en 2012, les Frères musulmans égyptiens du président Mohamed Morsi changent la Constitution, et tentent d’accroitre leur mainmise sur les organes du pouvoir, provoquant, au printemps 2013, un mouvement de protestation populaire que l’armée met à profit pour les chasser du pouvoir. Pendant l’été 2013, après le massacre des partisans du président Morsi, qui avait été fortement soutenu par la Turquie, Recep Tayyip Erdoğan condamne ce qu’il considère comme un coup d’État, et qualifie Abdel Fattah al-Sissi, le nouvel homme fort égyptien, de « putschiste », s’engageant à ne jamais lui parler. Il faut dire que le leader turc utilise le scénario égyptien, pour dénoncer comme factieux les événements de Gezi, ce grand mouvement d’opposition libérale auquel il doit faire face au même moment dans son pays, et qui n’a pourtant rien à voir avec ce qui se passe en Égypte. En octobre 2013, l’ambassadeur de Turquie au Caire est ainsi déclaré personna non grata. Les deux pays ne rompent pas formellement leurs relations diplomatiques, mais celles-ci ne cessent de s’envenimer, remettant en cause le bilan flatteur des années précédentes.
Cette situation va de pair avec une dégradation des relations politiques et économiques d’Ankara avec les pays du Golfe, alliés et soutiens financiers de l’Égypte, notamment les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite, qui s’inquiètent de la montée en force de la Turquie, non seulement au Moyen-Orient, mais aussi en Afrique. S’ajoutent à cela les rapports privilégiés qu’Ankara entretient avec le Qatar et les intérêts objectifs qu’elle partage Téhéran sur nombre de dossiers régionaux. L’antagonisme est à son comble, en 2017, lorsque les pays du Golfe décrètent un embargo contre le Qatar, qui reçoit le soutien de la Turquie et de l’Iran, et en 2018, lorsque le journaliste dissident Jamal Khasshogi est assassiné au consulat général d’Arabie saoudite à Istanbul, et qu’Ankara met en cause le prince héritier Mohamed Ben Salmane (MBS) en personne.
Loin de passer au second plan, la confrontation turco-égyptienne s’avive encore en 2019, quand la Turquie signe des accords maritimes et militaires avec le gouvernement libyen de Tripoli, auquel Le Caire s’oppose en soutenant le gouvernement rival de Tobrouk et l’armée nationale libyenne du général Khalifa Haftar. Si bien qu’en 2020, lorsque la Turquie contribue, en Libye, au revers devant Tripoli des troupes du général Haftar, par l’usage spectaculaire de ses drones armés, l’Égypte menace d’intervenir militairement dans la deuxième guerre civile libyenne. À ces tensions militaires s’ajoutent les tensions alimentées par le grand jeu gazier qui se déroule en Méditerranée orientale, un foyer de discorde dans lequel Le Caire s’emploie à isoler la Turquie, en se rapprochant de la Grèce, de Chypre, mais aussi d’Israël.
Les débuts laborieux d’un rapprochement compliqué
Chemin faisant, en 2020-21, le changement de présidence américaine rebat les cartes. Affrontant une crise économique sans précédent, le président turc doit ménager ses relations avec les Occidentaux, notamment les Européens dont les investissements sont fondamentaux pour son pays. Sur le plan politique, il ne peut plus compter en outre sur la complaisance de Donald Trump, qui entretenait avec lui une relation de complicité, lui permettant souvent de surmonter le scepticisme du Pentagone à son égard. Les tensions décroissent ainsi en Méditerranée orientale avec la Grèce et Israël. Au printemps 2021, la Turquie amorce une reprise de contact avec l’Égypte, notamment en faisant taire les médias proches des opposants égyptiens qui sont réfugiés sur son territoire. L’initiative n’est cependant guère convaincante, et petit à petit, le processus entamé s’enlise, devenant sensibles aux aléas des évolutions ou des conflits régionaux.
Les Turcs restent très présents en Libye, aux côtés du gouvernement de Tripoli. Bien qu’interrompue au Soudan du fait du renversement d’Omar el-Bechir en 2019, leur présence est aussi de plus en plus visible en Afrique subsaharienne, notamment en Éthiopie, un pays qui entretient un différend majeur et durable avec l’Égypte, à propos de la réalisation du grand barrage de la Renaissance, sur le Nil. Si bien qu’en octobre 2022, lorsque Ankara signe un nouvel accord avec Tripoli, cette fois pour autoriser ses prospections d’hydrocarbures dans les eaux libyennes, Le Caire gèle le processus de normalisation de ses relations avec le gouvernement turc, estimant (comme d’ailleurs la Grèce et l’Union européenne) que cette nouvelle initiative maritime est illégale. Beaucoup pensent alors que le rapprochement turco-égyptien a vécu. Il est néanmoins relancé, un mois plus tard, lors de la Coupe du monde de football, quand l’émir qatari, Emir Sheikh Tamim bin Hamad al-Thani, s’entremet pour favoriser une entrevue totalement inattendue entre les leaders turc et égyptien. Rien de concret ne se produit (ni accord, ni pourparlers) certes, mais la poignée de main entre Erdoğan et Sissi fait son effet, et éloigne le risque de rupture qui menaçait le rapprochement engagé depuis un an et demi.
Quel avenir pour la nouvelle phase de contacts en cours ?
Il faut dire que depuis 2022 le contexte stratégique régional et international a profondément changé. La guerre en Ukraine tend notamment à rapprocher la Turquie et l’Égypte. L’une et l’autre ont officiellement condamné l’invasion russe de l’Ukraine, mais elles s’inquiètent des retombées que pourraient avoir, notamment sur le plan économique, un conflit qu’elles ne considèrent pas comme le leur. La Turquie n’a ainsi pas appliqué les sanctions occidentales décrétées contre la Russie. Quant à l’Égypte, plus grosse consommatrice de pain du monde, important 80% du blé qu’elle consomme des deux pays en guerre, elle subit de plein fouet la hausse des cours de nombreux produits agricoles. Nul doute que les efforts déployés par la Turquie pour rapprocher les deux belligérants et leur faire accepter un accord qui a permis, depuis le 22 juillet 2022, la reprise des exportations maritimes de céréales, via un couloir sécurisé en mer Noire, n’ont pu qu’être bien accueillis par les Égyptiens.
Par ailleurs depuis la fin de l’année 2021, les relations turco-émiraties et turco-saoudiennes se sont normalisées, à l’occasion de visites officielles des leaders émirati et saoudien à Ankara, et turc, tour-à-tour à Abou Dhabi et à Riyad. De surcroît, le Qatar, allié de la Turquie dans le Golfe, a rétabli ses relations avec ses voisins. Dès lors, toutes les conditions (économiques, politiques et stratégiques) d’un rapprochement turco-égyptien durable étant remplies, il n’est pas étonnant que celui-ci intervienne aujourd’hui. Et ce, d’autant plus que les séismes, survenus en Turquie, le 6 février 2023, ont favorisé une empathie à l’égard de celle-ci. Adbel Fattah al-Sissi a eu une conversation téléphonique à ce sujet avec son homologue turc, et, pour sa part, le ministre égyptien des Affaires étrangères, Sameh Choukri, s’est rendu sur les lieux de la catastrophe. Ce dernier est, en outre, revenu en Turquie, le 13 avril dernier, après que le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlüt Çavuşoğlu, a été reçu au Caire, à la mi-mars. Prudent le chef de la diplomatie turque y avait significativement déclaré : « Il est possible que nous soyons en désaccord dans le futur, mais nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour éviter de rompre nos relations à nouveau. ».
La dernière visite à Ankara de Sameh Choukri a cependant confirmé le tour favorable pris par le rapprochement entre l’Égypte et la Turquie. Une annonce de la reprise des relations diplomatiques entre les deux pays au plus haut niveau a d’ailleurs été faite. Toutefois, on observe que les désaccords stratégiques ne sont pas réglés. À Ankara, le chef de la diplomatie égyptienne a notamment demandé à la Turquie de retirer ses troupes dans les zones qu’elles occupent dans le nord de la Syrie, après les trois interventions militaires menées en 2016, 2018 et 2019 ; et cela, au moment même où Égyptiens, Émiratis et Saoudiens mènent d’intenses pourparlers pour permettre à la Syrie de Bachar el-Assad de réintégrer la Ligue arabe.
Le Sphynx égyptien continue donc d’observer le cheval turc fougueux galoper autour de lui, au Moyen-Orient, au Proche-Orient et en Afrique. On sent que Sameh Choukry s’interroge encore sur ce que sera désormais l’attitude de la Turquie dans la guerre civile libyenne non réglée, même si Ankara a apaisé l’atmosphère, en se mettant à parler à toutes les parties belligérantes et non plus simplement à celles qui lui sont proches. Les Égyptiens préfèrent en outre attendre le résultat des prochaines élections en Turquie (qui est incertain) pour s’engager plus franchement dans ce processus de rapprochement. Lors de sa visite au Caire d’ailleurs, Mevlüt Çavuşoğlu avait affirmé que plus rien ne s’opposait à la tenue d’un sommet entre Erdoğan et Sissi, mais il avait convenu également qu’il fallait attendre que les élections turques aient eu lieu.
Ce délai ne devrait pas empêcher cependant les relations économiques de se développer, car la Turquie, aux prises avec une inflation élevée et une dépréciation de sa monnaie, a besoin d’exporter, et l’Égypte, qui a dû se résoudre à demander de façon récurrente des prêts au FMI, est à la recherche d’investisseurs étrangers. Voilà sans doute des dossiers sur lesquels les deux rivaux de la Méditerranée orientale ne devraient pas avoir de mal à se mettre d’accord. Mais pour combien de temps ?