Merve Özkaya, doctorante du laboratoire Cerdap², Sciences Po Grenoble-UGA
Les relations diplomatiques et culturelles entre la France et la Turquie reposent sur un héritage historique qui remonte à l'époque de l'Empire ottoman. Parmi les moments clés de cette relation, on peut citer l'alliance au XVIe siècle entre François Ier et Soliman le Magnifique contre Charles Quint, le voyage en 1867 du sultan Abdülaziz à Paris, et plus concrètement la création en 1669 par Colbert de « l'École des jeunes de langues » (communément appelée « Langues O’ » par la suite, et officiellement dénommée aujourd'hui INALCO – Institut national des langues et civilisations orientales) pour former des interprètes en langue ottomane, sans oublier l'établissement en 1868 à Istanbul du lycée franco-turc de Galatasaray. Ces interactions ont favorisé un rapprochement culturel marqué par une forte influence française. Dès le milieu du XIXe siècle, le français s'impose comme la langue internationale au sein de l'Empire ottoman, devenant la lingua franca des élites et un vecteur de diffusion des idées modernes, telles que celles des Lumières et du positivisme, qui ont contribué à la modernisation de l'Empire et à la fondation de la république de Turquie.
Bien que l'influence culturelle française ait diminué depuis les années 1960 au profit de l'influence anglophone, l'héritage de cette période demeure visible dans les institutions éducatives turques. Notamment, les écoles françaises en Turquie (au nombre de 13 dont 8 à Istanbul, 1 Ankara et 4 à Izmir) et l’université Galatasaray (université publique turque francophone, fondée en 1992, suite à un accord conclu par les présidents Mitterrand et Özal) jouent un rôle primordial dans le maintien des liens culturels franco-turcs ainsi que dans le rayonnement de la France en Turquie . Néanmoins, ces dernières années, la présence et le fonctionnement de ces établissements sont remis en cause par le gouvernement turc, qui applique désormais le principe de réciprocité dans un contexte de tension entre les deux pays.
Au cœur des tensions se trouvent notamment une série de changements induits par la loi sur le séparatisme, adoptée en France en 2020 : suppression des ELCO (enseignements de langue et de culture d'origine) pour les remplacer par des EILE (enseignements internationaux de langues étrangères), qui a mis fin à l’enseignement de la culture d’origine et a rendu obligatoire l'obtention d'un certificat de niveau B2 en français pour les enseignants ; interdiction de l’envoi des imams « détachés » des pays étrangers et fin de leur rémunération par les États en question. Ces changements affaiblissent considérablement la capacité de l'État turc à contrôler et à mobiliser la diaspora turque en France . Dans ce cadre, le gouvernement turc a réagi en s'appuyant sur le principe de réciprocité, mettant ainsi en péril le fonctionnement des établissements scolaires français et francophones en Turquie. Par exemple, en 2021, l’État turc a exigé pour la première fois l'obtention d’un certificat de niveau B2 en langue turque par les enseignants français de l'université Galatasaray pour le renouvellement de leurs permis de séjour et de travail. Récemment, les nouvelles inscriptions dans les lycées français Charles de Gaulle à Ankara et Pierre Loti à Istanbul (écoles françaises homologuées par le ministère français de l’Éducation) ont été interdites aux élèves turcs et binationaux par l'Éducation nationale turque, toujours en arguant de la réciprocité, car la création des écoles turques en France n’a pas été autorisée. Les onze autres établissements francophones du pays, qui sont turcs et de droit privé, et qui ne sont pas directement supervisés par l’Éducation nationale française, ne sont pas encore concernés.
En réalité, la velléité d’ouvrir des écoles turques en France s'inscrit dans le cadre de la stratégie de soft power turc mise en place depuis plusieurs années. Elle consiste en particulier à ériger le domaine d’éducation en levier d'influence. Dans cette perspective, le présent article propose de fournir des clés de compréhension des ressorts et des implications sociopolitiques de cette stratégie dans le contexte français. Cette analyse repose sur des données empiriques issues de notre enquête menée dans la région lyonnaise entre 2020 et 2024. Elle est fondée sur des observations participantes dans les organisations turques (associations, mosquées, etc.) et sur des entretiens semi-directifs réalisés auprès des membres de la communauté turque de la région lyonnaise.
Formation des futures élites de la diaspora
Depuis 2016, les initiatives du gouvernement turc visant à établir des écoles turques non seulement en France, mais également à travers le monde - notamment en Afrique -, se sont considérablement intensifiées. Ces initiatives concernent notamment la création des écoles affiliées à la Fondation Maarif (Maarif Vakfı en turc), seule entité autorisée à fournir des services éducatifs à l'étranger, créée le 17 juin 2016 par une loi promulguée par le parlement turc. Cette fondation a été créée principalement pour contrer le mouvement güleniste en reprenant leur réseau d’écoles, dans le but de redorer l’image de la Turquie et de rétablir sa stratégie d’influence, conformément à l’idéologie officielle de l’État turc et par le biais de l’éducation.
Bien qu'il n'existe pas encore d'école turque supervisé par l’Education nationale turque, en France , la fondation Maarif est déjà active à Strasbourg depuis 2018 et à Lyon depuis 2023. Elle y gère des établissements extrascolaires proposant des cours de soutien scolaire, des cours de langues, etc. Cette mission contribue au soft power turc auprès de la société d’accueil en complément d’autres institutions turques intervenant dans le domaine culturel, comme l’Institut Yunus Emre (institut culturel turc comparable à l’Institut français ou à l’Institut Goethe). De plus, la fondation Maarif propose diverses activités pour les jeunes actifs et les étudiants de la communauté turque, incluant des séminaires thématiques et des cafés-débats, offrant ainsi aux participants un nouvel espace de socialisation en plus des espaces communautaires habituels tels que les associations ou les mosquées turques. Cet établissement revêt donc une importance capitale pour la formation des futures élites de la diaspora turque et pour le développement de nouveaux réseaux communautaires potentiellement influents, favorisant ainsi le rayonnement de la Turquie dans le pays d’adoption. Cette mission de formation des élites est d'autant plus importante que le nombre de personnes issues de l’immigration turque ayant effectué ou poursuivant des études supérieures en France reste très faible. Par exemple, selon des données fournies par le consulat turc de Lyon en 2019, environ 885 personnes dans la circonscription du consulat , qui comprend une population totale d'environ 145 000 individus, ont entrepris ou achevé des études de niveau licence, master ou doctorat. Ce chiffre relativement bas peut être attribué au fait que les jeunes issus de l’immigration turque en France manifestent généralement un faible intérêt pour les études supérieures. Cette situation est à la fois la cause et la conséquence de l’échec scolaire observé, et officieusement quantifié par les autorités turques au sein de cette communauté. Divers facteurs culturels et socio-économiques, contribuent à ce phénomène, créant un cercle vicieux difficile à briser.
Issues d’une immigration de main-d’œuvre originaire d’Anatolie, les familles turques immigrées en France ont souvent un faible niveau de capital culturel et scolaire. En raison d'une connaissance limitée du système éducatif français et de la barrière linguistique, ces familles peinent à orienter et à encadrer leurs enfants tout au long de leur scolarité. Cette absence de soutien éducatif approprié contribue de manière significative à l’échec scolaire des jeunes. En parallèle, les normes culturelles et les attentes au sein de la communauté jouent également un rôle important. Les codes matrimoniaux traditionnels et la socialisation principalement communautaire favorisent les mariages précoces et endogames. Cette tendance conduit à un désintérêt pour les études longues, car les jeunes préfèrent se marier et entrer rapidement sur le marché du travail afin de gagner de l'argent. Les réseaux professionnels au sein de la communauté turque, notamment dans les secteurs du BTP et de la restauration, renforcent cette dynamique. Ces secteurs, bien que nécessitant peu de qualifications formelles, offrent des opportunités d’emploi relativement lucratives, rendant les études supérieures moins attractives pour de nombreux jeunes, en particulier pour les garçons.
Cependant, il est important de souligner une distinction de genre dans les attitudes vis-à-vis des études supérieures. Les filles sont plus nombreuses et plus intéressées par la poursuite d'études post-secondaires comparativement aux garçons chez les originaires de Turquie . Cela pourrait être le reflet d'une plus grande aspiration à la mobilité sociale ou d'une moindre pression à entrer précocement dans la vie conjugale.
En conséquence, la situation des jeunes issu de l’immigration turque en France par rapport à l'éducation supérieure illustre un processus de reproduction socio-culturelle complexe. Les obstacles à la réussite scolaire, les normes sociales et les opportunités professionnelles limitées dans des secteurs peu qualifiés se conjuguent pour créer un cercle vicieux qui freine l'ascension sociale de cette communauté. Cette situation constitue, en effet, une préoccupation pour l’État turc, qui voit un intérêt stratégique à former les futures élites de la communauté via l’éducation, afin qu’elles représentent au mieux, grâce à leur statut social élevé, les intérêts nationaux de la Turquie dans leur pays d’adoption, notamment sur les questions du problème kurde et de la reconnaissance du génocide des Arméniens. Le projet Maarif s’inscrit ainsi dans cette stratégie, en assumant un rôle de formation, d’orientation et d’encadrement, rigoureusement supervisé par l'État turc. Par ailleurs, il convient de noter que l’État turc n’est pas le seul acteur à investir dans le secteur de l’éducation en France et, plus largement, en Europe. Par exemple, la communauté islamique de Milli Görüş en France a fondé en 2014 un établissement scolaire hors contrat avec l’Éducation nationale, dénommé La Maison d’Arqam , qui regroupe une école maternelle, élémentaire, ainsi qu’un collège et un lycée situés à Vénissieux, dans la région lyonnaise. De même, les Süleymancı, un groupe turco-islamique opérant sous des appellations tels que le « Centre culturel turc de Lyon », accordent une importance significative à l’éducation, notamment à travers l’organisation de cours de soutien scolaire.
Toutefois, malgré leur caractère national turc, ces groupes poursuivent des agendas politico-religieux distincts qui ne se confondent pas nécessairement avec l’agenda national de l’État turc. Dans ce contexte, la création des écoles Maarif peut être conçue également comme un outil de surveillance et de contrôle du champ éducatif par les autorités turques.
Cette approche paternaliste adoptée par l’État turc à l’égard de ses ressortissants à l’étranger est perçue de manière ambivalente : elle est accueillie favorablement par une partie de la communauté turque, tandis qu’elle suscite une méfiance notable de la part des autorités françaises. Cette méfiance, qui se manifeste notamment par le blocage des demandes d’ouverture d’écoles turques en France, repose sur deux préoccupations principales de plus en plus souvent évoquées tant dans le champ politique que médiatique : le « communautarisme » et l’ingérence étrangère. En effet, la communauté turque en France fait preuve d’un fort entre-soi par rapport aux autres communautés exogènes . Ainsi, l’éventuelle création d’écoles turques semble perçue comme un risque de renforcer le communautarisme parmi les nouvelles générations, les éloignant du système scolaire français au profit de l’enseignement d’un programme scolaire et d’un cadre de transmission culturelle et linguistique sous l’égide de l’État turc. Par ailleurs, une tentative d’ingérence de la Turquie en France via sa diaspora, notamment sur le plan politique, nourrit également la méfiance des autorités françaises . Cette méfiance est accentuée par les divergences croissantes entre les agendas politiques des deux pays sur la scène internationale, que ce soit en Grèce, en Libye, en Syrie, ou encore en Afrique de l’Ouest.
En conclusion, le rejet par la France de la création d’écoles turques sous l’égide de l’État turc semble fragiliser des relations culturelles qui remontent à plusieurs siècles et accentue les tensions entre les deux nations. Deux scénarios peuvent être envisagés à cet égard : si les autorités françaises concèdent l’ouverture d’écoles turques sur leur territoire, ces établissements pourraient, paradoxalement, favoriser une meilleure intégration des jeunes générations franco-turques dans la société française via une éducation soigneusement contrôlée par l’État turc. En revanche, l’usage et la mobilisation de ces établissements par l’État turc comme levier politique seraient une inconnue pour la France. D’un autre côté, si la Turquie s’obstinait à appliquer le principe de réciprocité contre la situation actuellement déséquilibrée en faveur de la France, le bras de fer entre les deux pays mettrait en péril les établissements français en Turquie et risquerait de dégrader les relations bilatérales, non seulement sur le plan politique et diplomatique, mais aussi sur le plan culturel.
¹ François Georgeon, « Préface », in Güneş Işıksel et Emmanuel Szurek éd., Turcs et Français : Une histoire culturelle, 1860-1960, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, p.9.
² Jean Marcou, « Le relations franco-turques, à la recherche d’un nouveau souffle », in Diplomatie (Diplomatie française. Une influence à reconstruire ?), n°127, mars-juin 2024, pp. 60 à 61.
³ Merve Özkaya, « La stratégie d’influence de la Turquie en Europe à travers sa diaspora », Le blog des enseignantes-chercheures et enseignants-chercheurs de Sciences po Grenoble, le 6 avril 2024.
⁴ À Strasbourg, le groupe scolaire privé Yunus Emre opère depuis 2015. Cet établissement est privé, sans lien officiel avec l'Éducation nationale turque et hors contrat avec l'Éducation nationale française.
⁵ Cette circonscription couvre 3 régions et 16 départements (Ain, Allier, Ardèche, Cantal, Drôme, Isère, Loire, Haute-Loire, Puy-de-Dôme, Rhône, Savoie, Haute-Savoie, Côte-d'Or, Jura, Saône-et-Loire, Creuse).
⁶ Voir pour une étude démontrant l’avantage scolaire des filles au sein des descendants d’immigrés dont ceux d'originaire de Turquie, au fil de la scolarité : Yaël Brinbaum, « Trajectoires scolaires des enfants d'immigrés jusqu'au baccalauréat », in Éducation & formations (La réussite des élèves : contextes familiaux, sociaux et territoriaux), n° 100, 2019, pp. 73 à 104.
⁷ Nous supposons que la maison d’Arqam tire son nom d’Arqam, l'un des premiers compagnons à embrasser l'islam. Pendant la période mecquoise, le Prophète et les musulmans ont mené leurs activités secrètement depuis la maison d'Arqam pendant un certain temps, ce qui a rendu sa maison célèbre dans l'histoire de l'islam et elle est connue aujourd'hui sous le nom de Dar al-Arqam (la maison d’Arqam).
⁸ Les enquêtes « Trajectoires et Origines » 1 et 2, menées par l'INSEE et l'INED à dix ans d'intervalle (en 2008-2009 et en 2019-2020), ont mis en évidence ces caractéristiques.
⁹ Merve Özkaya, op. cit.
10 Jean Marcou, op. cit., p. 61.
Crédit photo : © Merve Özkaya - « L’université Galatasaray, fleuron de la coopération culturelle franco-turque, établie sur les bords du Bosphore à Istanbul » - août 2022
Bibliographie :
Brinbaum Yaël, « Trajectoires scolaires des enfants d'immigrés jusqu'au baccalauréat », in Éducation & formations (La réussite des élèves : contextes familiaux, sociaux et territoriaux), n° 100, 2019, pp. 73 à 104. URL https://shs.hal.science/halshs-02426359
Georgeon François, « Préface », in Güneş Işıksel et Emmanuel Szurek éd., Turcs et Français : Une histoire culturelle, 1860-1960, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.
Marcou Jean, « Les relations franco-turques, à la recherche d’un nouveau souffle », in Diplomatie (Diplomatie française. Une influence à reconstruire ?), n°127, mars-juin 2024, pp. 60 à 61.
Marcou Jean, « France-Turquie : une relation ancienne devenue de plus en plus inconstante », Annuaire français des relations internationales, Éditions Panthéon-Assas, volume XXIII 2022, pp. 455-471.
Özkaya Merve, « La stratégie d’influence de la Turquie en Europe à travers sa diaspora », Le blog des enseignantes-chercheures et enseignants-chercheurs de Sciences po Grenoble, le 6 avril 2024. URL https://www.sciencespo-grenoble.fr/blogs/la-strategie-dinfluence-de-la-turquie-en-europe-travers-sa-diaspora