Jean Marcou, Professeur de droit à Sciences Po Grenoble, chercheur au CERDAP2 et chercheur associé à l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul
Deux mois après le séisme qui a ravagé le sud-est du pays faisant plus de 55 000 victimes, à moins d’un mois des prochaines élections présidentielles et législatives qui se tiendront le 14 mai 2023, l’heure n’est pas vraiment à l’enthousiasme en Turquie. Si les principaux candidats battent probablement plus la campagne que leurs homologues occidentaux, à l’occasion de meetings de masse traditionnels, ils multiplient aussi les rencontres ou les contacts de proximité, notamment avec les victimes du séisme, particulièrement en ces temps de festivités et de vacances de fin de ramadan. Cela n’exclut pas pour autant une certaine originalité et un renouvellement des modes de communication…
Ainsi Kemal Kılıçdaroğlu, candidat de l’opposition unie et challenger de Recep Tayyip Erdoğan (le président sortant), a-t-il pris pour habitude de convier ses concitoyens à de petites « causeries au coin du feu » électroniques qu’il publie sur son compte Twitter. Assis dans sa cuisine au milieu d’un décors des plus banals (table de bois faussement rustique, carrelages blancs, broc à eau en plastique, cuisinière familiale Arçelik), le leader kémaliste développe en moins de deux minutes, le plus souvent sur un ton badin et avec une pointe d’humour, les principaux thèmes de sa campagne. Le 9 avril 2023, il a fait sensation en mobilisant pour l’occasion un oignon jaune dont le prix (30 livres turques le kilo, soit près 1,5 €) était censé incarner en lui-même le quotidien du citoyen turc. Depuis, l’oignon, brandi dans les meetings et reproduit en de multiples occasions, est devenu un symbole de ces élections atypiques, dont le résultat n’en sera pas moins déterminant pour la Turquie contemporaine et son avenir.
Des oignons et des routes…
Soğan ! L’oignon en turc ! Kılıçdaroğlu ne pouvait pas choisir légume plus évocateur. Il est celui que l’on commence à éplucher, à émincer et à faire frire dans une poêle, le soir dans les foyers turcs, quand on est encore en mal d’inspiration pour le dîner. Il est celui que des camions vendent à la criée dans les quartiers populaires, généralement avec des pommes de terre (Patates). « Patates, Soğan ! » est un refrain qui a bercé l’oreille de beaucoup de Turcs, depuis leur plus jeune âge. Mais aujourd’hui, l’oignon rappelle à une population durement touchée par l’inflation qu’après avoir dû se priver de viande ou de fromage, elle devra bientôt acheter ce bulbe apprécié à l’unité, comme elle a pris l’habitude de le faire en ce qui concerne la plupart des autres fruits et légumes. Car, cette campagne électorale est finalement la première à se dérouler dans la crise économique profonde que connaît actuellement la Turquie. Certes, en 2018 et 2019 (dates des dernières élections générales et municipales), l’économie turque donnait déjà des signes d’essoufflement, mais elle n’avait pas encore dépassé le seuil de décrochage qu’elle a franchi aujourd’hui, notamment en ce qui concerne le coût de la vie.
Erdoğan, qui a perçu la force du symbole n’a pas tardé à réagir. Il a répondu à son challenger en substance que pour se régaler d’un oignon, il ne suffit pas de le prendre sur une table, mais qu’il faut soit d’abord acheminé dans les grandes villes par des routes… et que ces routes, elles ont été construites par l’AKP. Et le président sortant de reprendre en l’occurrence un thème de campagne qui avait été très efficace, lors des premières réélections de son parti au pouvoir. À cette époque, en effet, les néo-urbains, qui avaient voté en masse pour Erdoğan appréciaient de pouvoir se rendre plus vite dans leur village pour un enterrement ou un mariage, en empruntant les nouvelles autoroutes bâties par le régime. Mais cet argument a-t-il encore un sens pour de nouvelles générations qui ont pris l’habitude d’utiliser les autoroutes, de surcroît quand on sait que les oignons arrivaient déjà dans les villes, avant les autoroutes, même s’ils mettaient plus de temps ?
Du gaz et un porte-avions
Le président turc a donc été plus convaincant, le 21 avril 2023, lorsqu’il a inauguré le terminal de Filyos, qui commence à livrer à la consommation, le gaz naturel du gisement de Sakarya. Découvert il y a trois ans en mer Noire, ce dernier devrait couvrir 30% des besoins nationaux. En période électorale, les ménages turcs se sont vu offrir un contingent gratuit de 25 m3 de gaz, pendant un mois. Quoi de mieux pour faire comprendre à des électeurs en proie au doute que leurs factures énergétiques vont sensiblement baisser dans les prochaines semaines. Cette largesse s’ajoute à d’autres avantages opportunément concédés, ces derniers mois, à différentes catégories de la population (fonctionnaires, femmes au foyer, jeunes…).
Le 11 avril dernier, le leader de l’AKP n’avait pourtant pas résisté à en revenir à ses thèmes de prédilection, en particulier celui de la grandeur du pays, à l’occasion de l’inauguration du TC Anadolu, un porte-aéronefs qui constitue à ce jour le plus important navire de guerre jamais réalisé par la Turquie. Construit initialement pour accueillir des avions de combat F-35 à décollage vertical (qui ont entretemps fait l’objet d’un embargo décidé par le Congrès américain), il va finalement transporter les fameux drones turcs Barayktar TB2 (qui devraient être dotés d’une version navale, dite Bayraktar TB3). Pour l’heure, en ces temps de campagne, le navire mouille à Istanbul, à la Pointe du sérail, à proximité du palais des Sultans de Topkapı, où il est ouvert au public.
Justice et démocratie
Il en faudra plus pour ébranler la campagne de Kemal Kılıçdaroğlu placée, on l’aura compris, sous le signe de la sobriété et de la modestie. « Ben Kemal, geliyorum ! » (Je suis Kemal, j’arrive !). La crédibilité du candidat de l’opposition réside dans sa capacité à apparaître comme celui qui peut mettre un terme à l’emballement ininterrompu qu’a connu le pays, au cours des dernières années. Grands projets, interventions militaires, accroissement du PIB, mais aussi flambée de prix, multiplication des problèmes environnementaux et restriction des libertés. Dans un contexte où le miracle économique turc n’est plus au rendez-vous, cette fuite en avant inquiète beaucoup d’électrices et d’électeurs, à plus forte raison dans le contexte des suites de la catastrophe sismique, qui vient de traumatiser le pays, et dont on mesure encore mal l’ampleur des conséquences.
Dès lors, il n’est pas étonnant que l’un des leitmotivs que l’on entend notamment chez ceux qui ont renoncé à voter pour Erdoğan est la revendication de la justice. « L’ordre juste » avait été la devise de l’AKP, lors de son arrivée au pouvoir. Vingt ans après, cette aspiration à la justice a bien sûr une dimension sociale. Il s’agit de retrouver les moyens de pouvoir faire face aux problèmes de la vie quotidienne. Mais elle a aussi des accents politiques, renvoyant au souhait de renouer avec un régime moins centralisé, plus représentatif, et avec une société où les purges et l’autocensure ne seront plus de mise.
Vu le tour que prenait parfois l’exercice du pouvoir par l’AKP et son leader, on s’est régulièrement demandé au cours de la dernière décennie ce qu’il restait de la démocratie turque. Souvent qualifiée de système hybride, voire de régime illibéral, la Turquie reste toutefois un pays où une culture électorale profonde demeure, et où l’intérêt pour la politique reste réel. Étant inscrits d’office à leur majorité sur les listes électorales, les citoyens turcs seront nombreux à se rendre aux urnes le 14 mai 2023 (probablement 85% des inscrits, comme à l’habitude). Du fait de ce système, s’il devait y avoir un second tour à la présidentielle d’ailleurs, 50 000 électeurs supplémentaires pourraient voter lors de ce nouveau scrutin, le 28 mai prochain.
Certes, le pouvoir en place depuis vingt ans contrôle la plupart des grands groupes médiatiques, mais la maîtrise des canaux officiels est désormais beaucoup moins déterminante dans un pays où, comme presque partout ailleurs, l’information passe beaucoup par les réseaux sociaux et les circuits informels. Dès lors, le dernier pilier de la démocratie turque reste le vote, comme l’ont montré en 2019 les élections municipales et la victoire de deux maires d’opposition, Ekrem İmamoğlu, à Istanbul, et Mansur Yavaş, à Ankara. Ces édiles, promis à devenir vice-présidents de la République en cas de victoire de Kemal Kılıçdaroğlu, l’accompagnent d’ailleurs souvent actuellement dans ses émissions ou meetings de campagne.
Si l’opposition l’emporte, elle s’est engagée à rétablir le régime parlementaire, que la Turquie avait toujours connu depuis sa démocratisation en 1946. Le pari peut paraître risqué, mais il est probable qu’il corresponde à une aspiration assez partagée, qui s’exprime aussi dans la revendication de l’ordre plus juste et plus représentatif précédemment évoqué. Les enquêtes d’opinion et même les campagnes électorales antérieures avaient montré d’ailleurs que les Turcs n’étaient guère convaincus par la pertinence d’une présidentialisation du régime. Le sont-ils plus aujourd’hui ? Ce n’est pas certain.
Quatre candidats à l’élection présidentielle
En attendant, les élections, qui se tiendront le 14 mai, seront à la fois des élections présidentielles et législatives. Le YSK (Yüksek Seçim Kurulu – Conseil supérieur des élections), chargé du bon déroulement du scrutin, a officialisé quatre candidats pour la présidentielle : Recep Tayyip Erdoğan, soutenu par l’Alliance du peuple (une coalition réunissant principalement l’AKP et le parti d’extrême-droite MHP), Kemal Kiliçdaroglu, le leader du parti kémaliste, soutenu par l’Alliance de la nation (une coalition rassemblant les principaux partis d’opposition), Muharrem İnce, un ancien membre du CHP qui avait été le candidat unique de l’opposition en 2018, et enfin Sinan Oğan, un ancien député du MHP, qui milite principalement pour dénoncer l’immigration syrienne.
Il est très important d’observer ici que le parti kurde HDP, troisième force politique du pays après l’AKP et le CHP, et qui va se présenter aux législatives sous l’étiquette YSP (Yeşil Sol Partisi – Parti de la gauche verte), a décidé de ne pas présenter de candidat, contrairement aux deux précédentes élections présidentielles, qui avait vu son candidat arriver en troisième place et obtenir en 8 et 10% des voix. Il est sûr que cela constitue un soutien déterminant au candidat de l’opposition, et renforce une dynamique du « tous contre Erdoğan », qui pourrait permettre une réédition du scénario qui avait abouti à la victoire d’Ekrem İmamoğlu, aux élections municipales, à Istanbul. En revanche, la présence de Muharrem İnce au premier tour risque de faire perdre 5% à 8% des voix à Kemal Kılıçdaroğlu, et l’empêche désormais de pouvoir espérer une victoire dès le premier tour (ce que certaines enquêtes d’opinion n’avaient initialement pas exclu). Eu égard à ces paramètres, la plupart des sondages annoncent donc que l’élection se jouera au deuxième tour entre Erdoğan et Kılıçdaroğlu, en donnant le second gagnant avec trois à quatre points d’avance.
Des présidentielles incertaines et des législatives en embuscade
Une victoire de Kılıçdaroğlu à la présidentielle serait un événement à portée internationale, car la Turquie deviendrait alors l’un des premiers exemples de régime engagé dans une dérive illibérale à faire machine arrière pour en revenir à un système plus ouvert, voire carrément démocratique et parlementaire. Mais ce serait aussi un moment national très important qui verrait ce pays élire un Kurde de la province de Dersim, alévi de surcroit. L’identité de Kemal Kılıçdaroğlu a souvent été présentée comme un handicap susceptible de lui faire perdre des voix au sein d’une partie de son électorat susceptible de céder à de vieux démons nationalistes. Ce pourrait être aussi un atout, notamment pour capter plus largement un électorat kurde d’opposition dont le parti ne présentera pas de candidat à la présidentielle.
Quant aux élections législatives, elles ne sont pas aussi déterminantes qu’en régime parlementaire, car il n’existe plus dans le système turc actuel de gouvernement responsable devant le parlement. Pourtant, ce dernier, composé de 600 députés, vote les lois et le budget, et de fait, conditionne la mise en œuvre du programme présidentiel. Actuellement d’ailleurs l’AKP n’y a pas la majorité absolue. Le président l’obtient cependant pour faire adopter ses lois, grâce à l’appui de son allié nationaliste du MHP.
Le 14 mai prochain, 26 partis et 4 coalitions participeront aux élections législatives. Toutefois, le scrutin verra surtout aux prises trois coalitions : l’Alliance du Peuple (Cumhur Ittifakı), composée de l’AKP, du MHP, de trois partis islamo-nationalistes, le BBP, le YRP et le HUDAR-PAR, et d’un parti de centre gauche, le DSP ; l’Alliance de la Nation (Milli Ittifaki), composée du CHP, du parti nationaliste modéré İyi Parti, de deux partis dissidents de l’AKP, le DEVA et le GP, d’un parti de centre droit, et des islamistes du SP ; et l’Alliance du Travail et de la liberté (Emek ve Özgürlük Ittifakı), composée du parti kurde HDP (reconverti par prudence en YSP) et du parti des travailleurs TİP.
L’élection se déroule à la proportionnelle départementale, avec l’exigence de franchir un seuil de 7% au niveau national pour obtenir une représentation parlementaire. Les sondages laissent entrevoir une assemblée divisée où l’Alliance du peuple, avec parfois plus de 40% des voix, conserverait une majorité, mais qui ne serait pas absolue, tandis que l’Alliance de la Nation obtiendrait entre 37 et 40 % des suffrages, les Kurdes réalisant un score de 10%. Ainsi, même si les analyses qui concernent les futures élections présidentielles ont tendance à faire oublier le scrutin parlementaire, les résultats incertains de ce dernier, placé en embuscade, pourraient bien constituer un handicap important, que le président sortant soit réélu ou que son challenger l’emporte au bout du compte.