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Défaite de Recep Tayyip Erdoğan et de l’AKP aux élections locales en Turquie : le début d’une nouvelle ère ?

En quelques points

Date

02 avril 2024

Theme

Elections, opinions et valeurs

Jean Marcou, Professeur de droit à Sciences Po Grenoble, chercheur au CERDAP2 et chercheur associé à l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul

Cette fois, c’est bien une incontestable défaite qu’a enregistrée l’AKP, lors des élections locales qui se sont tenues en Turquie, le 31 mars 2024. Les précédentes déconvenues électorales du parti au pouvoir, en juin 2015 (législatives) et en mars 2019 (locales), sonnaient plus comme des avertissements adressés à une force et à son leader qui paraissaient malgré tout indéboulonnables. Or, les résultats des dernières élections locales (municipales et départementales) indiquent que, pour la première fois, l’opposition a remporté une véritable victoire. En effet, non seulement, le parti présidentiel a échoué à reconquérir les villes emblématiques d’Istanbul et d’Ankara, mais il se retrouve minoritaire face au principal parti d’opposition, le CHP, alors même que se dessine une recomposition inédite du paysage politique turc.

La reconquête manquée d’Ankara et d’Istanbul

Plus de 61 millions d’électeurs et d’électrices étaient appelés aux urnes, ce dimanche 31 mars, pour le renouvellement des conseils municipaux et départementaux ainsi que pour l’élection des maires de villages (mukhtar), de districts, d’arrondissements ou de villes métropolitaines. État unitaire centralisé, la République de Turquie dispose néanmoins d’un système d’instances représentatives élues, qui n’est pas sans rappeler celui de la France d’avant la réforme de décentralisation de 1982. À ceci près que, dans ce pays, dont l’écrasante majorité des habitants résident dans des secteurs urbains, une trentaine d’agglomérations (de plus de 700 000 personnes) ont acquis le statut de métropole, disposant à la fois d’un maire et d’un conseil central ainsi que de maires et de conseils d’arrondissements, tous élus directement par les électeurs.

Certaines rumeurs évoquaient un risque de forte abstention, du fait d’une lassitude électorale (le dernier scrutin ayant eu lieu, il y a moins d’un an) ou d’un découragement de l’opposition (suite à sa défaite de 2023). Il n’en a rien été. Bien qu’inférieure à celle des précédentes élections locales de 2019 (84,67%), la participation en 2024 s’est maintenue à un niveau tout à fait honorable (78,55%), reflétant une mobilisation élevée de l’électorat.

Alors même qu’en 2019, Recep Tayyip Erdoğan et l’AKP avaient enregistré un revers mémorable à Ankara et Istanbul, les deux plus grandes villes du pays avaient pris valeur de test, en 2024, pour les dirigeants en place, récemment reconduits au pouvoir par leur victoire aux présidentielles et aux législatives de mai 2023. Le président de la République avait fait d’ailleurs de la reconquête de ces cités l’un de ses principaux mots d’ordre et n’avait pas ménagé sa peine pour y parvenir, tenant meeting sur meeting, ces dernières semaines. Sa défaite a donc un goût amère. Les deux maires sortants, Mansur Yavaş et Ekrem İmamoğlu l’ont aisément emporté, le premier avec 60,43% des voix, soit près de 30 points d’avance sur son challenger Turgut Altınok, le second avec 51,14% des voix, soit plus de dix points d’avance sur son adversaire de l’AKP, Murat Kurum (39,59%). Cette performance est d’autant plus révélatrice que les deux élus du CHP paraissaient en situation moins favorable qu’en 2019 où ils étaient parvenus à unir l’opposition derrière eux, tandis qu’on pouvait craindre, cette fois, que les candidats présentés par le İYİ parti et par les Kurdes du DEM Parti, ne réduisent l’assise majoritaire des deux édiles sortants.

Un tournant politique découlant d’une nouvelle configuration partisane

L’AKP a ainsi largement échoué dans sa reconquête. De toute évidence Mansur Yavaş et Ekrem İmamoğlu ont bénéficié d’un vote utile visant avant tout à défaire l’AKP. Car, les électeurs ankariotes et stambouliotes leur ont donné une majorité confortable et ont peu dispersé leurs voix sur des candidats tiers, dont les scores cumulés atteignent moins de 5%, à Ankara, et à peine 7%, à Istanbul. À bien des égards, ce phénomène de vote utile est l’une des clefs de lecture de ce scrutin. Car au niveau national, les élections municipales indiquent une polarisation autour de deux forces politiques, à gauche les kémalistes du CHP (37,76%) et à droite les conservateurs post-islamistes de l’AKP (35,48%), tandis que les autres formations politiques sont au-dessous de 10% (4,98% pour les nationalistes MHP, 5,70% pour les Kurdes du DEM Parti, 3,76% pour les nationalistes modérés du İYİ Parti et surtout 6,19% pour les néo-islamistes du Yeniden Refah) ; ce qui ne veut pas dire qu’elles comptent pour quantité négligeable. Pour mémoire, en 2019, l’AKP était à 42,55% et atteignait même plus de 52% avec les voix de son allié d’extrême-droite, le MHP, crédité alors de 10,38%, tandis que le CHP plafonnait à 29,81% et obtenait son score de 2024 (37%) mais avec les voix de son allié de centre droit, le İYİ Parti, qui était à 7,76%.

Il est donc clair qu’en 2024, les grands perdants du scrutin sont, outre l’AKP (35,48% contre 42,55%), le MHP (4,98% contre 10,38%), parti d’appoint de l’AKP, et le İYİ Parti (3,76% contre 7,76%), parti d’appoint du CHP.  Par ailleurs, en dehors du CHP, les gagnants du scrutin sont, d’une part, les Kurdes du DEM Parti, qui par rapport aux précédentes municipales ont globalement accru leur influence (5,70% contre 4,52%) et remporté 3 métropoles (Dıyarbakır, Mardin et Van) et, d’autre part, le Yeniden Refah, nouveau Refah Partisi fondé par Fatih Erbakan, le fils du père de l’islamisme turc et mentor d’Erdoğan, Necmettin Erbakan. Cette formation, qui avait soutenu la coalition gouvernementale, lors des législatives de 2023, a pris ses distances d’avec l’AKP, pour ces élections locales, et a réalisé une percée (6,19%), en gagnant de surcroît les mairies de Yozgat et de Şanlıurfa. Son succès est sans doute l’une des raisons majeures du revers de l’AKP, tant ses bons scores dans les zones d’influence du parti de Recep Tayyip Erdoğan sont impressionnants.

Ainsi le pôle que l’AKP avait réussi à constituer depuis les présidentielles de 2014 et qui lui assurait un peu plus de la moitié des suffrages s’est fissuré, tandis qu’au sein de l’opposition le CHP a accru son influence en attirant le vote utile d’électeurs souhaitant en finir avec l’AKP. Géographiquement le CHP est majoritaire dans la majeure partie des départements de l’ouest anatolien. Du jamais vu ! En pourcentage global, il devance pour la première fois le parti au pouvoir et peut espérer l’emporter lors de prochaines élections générales présidentielles et législatives. Dans cette nouvelle configuration, les Kurdes du DEM Parti et les islamistes du Yeniden Refah apparaissent d’ores et déjà comme des faiseurs de rois.

Le résultat du 31 mars n’est en fait qu’une demi-surprise. Depuis plusieurs semaines, les sondages indiquaient un probable désaveu de l’AKP, et la veille, lors d’un meeting électoral à Izmir, le leader du CHP, Özgür Özel, avait annoncé « une grande victoire » de sa formation. Il reste que l’ampleur de la défaite de l’AKP et la structure d’un résultat, qui ouvre de nouvelles perspectives politiques, ont étonné.

Les raisons de l’échec de l’AKP

Plusieurs raisons peuvent expliquer un tel résultat. En premier lieu, la nouvelle politique économique engagée par l’AKP depuis les élections de mai 2023 n’a pas donné de résultats convaincants. L’inflation est repartie à la hausse atteignant 67% en février 2024, en dépit de l’augmentation par la banque centrale de son taux directeur, qui après plusieurs hausses spectaculaires depuis l’an passé, est désormais de 50% ! Dans un contexte où les Turcs vivent au quotidien une baisse sensible de leur niveau de vie, le discours consistant à promettre le retour prochain d’une inflation à un chiffre à longueur de meeting électoral est apparu comme grotesque.

En deuxième lieu, la prégnance du pouvoir sur les modes de vie et sur la liberté d’expression, consistant à accroître systématiquement la présence du religieux dans l’espace public, à généraliser la diffusion d’une morale dominante bien-pensante et à accentuer le contrôle par les gouvernants des médias ou des instances d’arbitrage (justice, hautes cours…) a achevé d’inquiéter les Turcs de tous milieux et de toutes origines, peu enclins à accepter une « poutinisation » de leur vie politique. Les conséquences durables des purges qui ont affecté nombre de familles turques très concrètement au cours de la dernière décennie, le maintien en détention de personnalités, comme le mécène Osman Kavala ou le leader kurde Selahattin Demirtaş, et l’annonce après les élections d’un nouveau projet constitutionnel n’ont fait qu’entretenir cette inquiétude en la transformant en anxiété. Cette lassitude à l’égard du conservatisme et de l’autoritarisme de l’AKP reflète sans doute une évolution de la société turque en profondeur. La génération du millénaire, plus urbaine et moins sensible aux thèmes qui avaient porté l’AKP au pouvoir, arrive à l’âge adulte. Cette élection locale a notamment vu une augmentation très significative du nombre de femmes élues, tant dans les conseils municipaux qu’à des postes de maire.

Affiche d’Ekrem Imamoğlu pendant la campagne électorale de 2019 à Istanbul » (photo Jean Marcou, 14 juin 2019)

En troisième lieu, même si la politique étrangère a toujours eu, en Turquie comme ailleurs, une influence variable dans les campagnes électorales et sur les motivations qui peuvent être celles des électeurs, le positionnement d’Erdoğan dans la guerre de Gaza ne l’a sans doute pas autant servi qu’il l’avait espéré. Car, à l’émotion suscitée au sein de l’opinion publique turque par le sort tragique des civils de l’enclave palestinienne, le leader de l’AKP a répondu par une condamnation dominée par une rhétorique religieuse donnant l’impression de vouloir instrumentaliser le drame à son profit pour l’inscrire dans la polarisation politique intérieure. Dès lors, ce discours a gêné les milieux laïques, inquiets de voir que la défense de Gaza se transformait en soutien au Hamas, sans pour autant gagner le soutien des islamistes.  Le Yeniden Refah a notamment dénoncé l’ambiguïté de la condamnation d’Erdoğan, en pointant du doigt le maintien de relations commerciales intenses entre la Turquie et Israël. En l’occurrence, le président de la République par ses positions virulentes a en outre probablement accru une autre inquiétude des Turcs, celle qui, depuis les interventions militaires en Syrie ou en Libye, redoute un engagement trop marqué du pays sur la scène internationale, alors même que la guerre en Ukraine se poursuit et que le la stabilité du Moyen-Orient est de plus en plus précaire.

Et maintenant…

Contrairement à son revers lors des législatives de juin 2015 qui l’avait vu garder le silence pendant plusieurs jours, Recep Tayyip Erdoğan s’est exprimé au soir même de ces élections locales, comme il le fait généralement en pareil cas, c’est-à-dire du balcon du siège de l’AKP à Ankara, à la fois pour dire sa déception et pour se réjouir que « la démocratie turque ait prouvé sa maturité une fois de plus ». Son allié d’extrême-droite, Devlet Bahçeli, le leader du MHP, qui a vu fondre son influence de moitié, par rapport à la précédente élection locale de 2019, a pareillement constaté les dégâts, en estimant qu’un message avait été envoyé par les électeurs au pouvoir en place, et qu’il fallait s’attaquer sérieusement au redressement économique. À cet égard d’ailleurs, le ministre des Finances, Mehmet Şimşek a été le premier membre de l’exécutif, en dehors d’Erdoğan, à s’exprimer pour promettre la poursuite des réformes structurelles entreprises pour faire baisser l’inflation et maintenir les comptes publics à flots.

En dehors des sphères gouvernementales, on s’est activé également pour tirer les leçons du scrutin. Fort de sa victoire, le CHP a appelé à l’unité, et ses élus ont affirmé qu’ils seraient les représentants de tous les citoyens, quelles que soient leurs opinions. Brillamment réélu à Istanbul, Ekrem İmamoğlu, a estimé que désormais « la Turquie allait être une Turquie différente » et que les Stambouliotes avaient « ouvert la voie à la démocratie, à l’égalité et à la liberté. » Force d’appoint du CHP lors des précédentes élections, le İYİ Parti a payé très cher le fait d’avoir refusé de faire alliance avec lui, cette fois-ci. Meral Akşener, sa présidente a estimé que le vote utile en faveur du parti kémaliste, qui a provoqué l’effondrement de sa formation, était la conséquence de la situation économique alarmante de la Turquie, tout en annonçant la tenue prochaine d’un congrès extraordinaire.

Bien sûr l’ambiance était aux réjouissances au siège du Yeniden Refah. Son leader Fatih Erbakan a vu dans la poussée de sa formation une résurrection de l’islamisme turc des origines, comparant l’événement à la fondation par son père à la fin des années 1960 de Milli Göruş, le mouvement qui fut la matrice de toutes les formations islamistes turques avant l’avènement de l’AKP, un parti qu’il juge aujourd’hui trop modéré. Tout le problème est maintenant de savoir ce que ce nouveau Refah va exiger de l’AKP pour lui accorder son soutien. Membre de l’ancien Refah dans les années 1990, Recep Tayyip Erdoğan se serait bien passé d’un tel retour aux sources, mais il est sûr qu’il ne pourra guère y échapper, dans les semaines qui viennent.

Quant aux Kurdes du DEM Parti, force est de constater qu’ils figurent électoralement parmi les gagnants du scrutin. Même si leurs candidats ont été marginalisés par le vote utile en faveur du CHP dans les grandes métropoles occidentales, ils ont sensiblement augmenté leur influence globale dans le pays par rapport aux élections locales de 2019, comme d’ailleurs leur nombre de mairies (82 en 2024 contre 65 en 2019). Mais, tout le problème est de savoir s’il leur sera permis d’administrer les mairies qu’ils ont remportées, notamment les trois métropoles reconquises, alors même qu’après les élections de 2019, une grande partie des municipalités qu’il avaient remportées avaient été confiées à des administrateurs nommés par le ministère de l’Intérieur. Le parti kurde est en effet suspecté de complicité avec le PKK et même s’il n’a pas été interdit, il a été contraint de changer de dénomination plusieurs fois lors des derniers scrutins, alors que nombre de ses dirigeants, parlementaires, élus locaux sont à l’heure actuelle emprisonnés ou poursuivis en justice. Là est finalement l’une des limites de la démocratie que vantait Recep Tayyip Erdoğan dans son dernier « discours du balcon », et il sera sans doute important d’observer si le statut précaire des municipalités kurdes perdure ou si un régime plus favorable leur est accordé à l’issue de cette élection.