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Compte-rendu de la Journée « Mélanges » en l’honneur de Jean Marcou

En quelques points

Date

20 janvier 2025

Theme

Moyen-Orient

Giulia Fournier, doctorante en science politique au CERDAP²

Daniel Meier, Professeur Junior, Chaire GMO-Borders, chercheur au CERDAP²

 

En ce 9 janvier s’est tenue à Sciences Po Grenoble-UGA une manifestation scientifique en l’honneur du départ à la retraite du Professeur Jean Marcou. Éminent collègue, professeur de droit public, internationaliste, fin connaisseur de la Turquie, ancien directeur des relations internationales à Sciences Po Grenoble où il a fondé et dirigé le parcours intégration et mutation en Méditerranée et au Moyen-Orient (MMO) de 2011 à 2024, Jean Marcou est une personnalité incontournable, cosmopolite et interdisciplinaire comme on en fait peu. Sa carrière faite de longs séjours en Turquie et en Égypte, d’enseignements variés et polyglottes, de recherches au sein de programmes européens, de liens innombrables avec des collègues un peu partout autour du monde, bref un univers riche de passions et de curiosité rassemblé dans un recueil, les Mélanges, publiés sous la direction de Jean-Paul Burdy et Jamil Sayah avec le soutien du laboratoire Cerdap2 et de Sciences Po Grenoble. L’ouvrage de près de 350 pages, qui lui a été offert à cette occasion, est un élégant volume sobrement titré « Réflexions sur les relations et les coopérations internationales ». En quatre sections et 24 chapitres précédé d’une introduction des directeurs, ces Mélanges proposent un parcours de réflexions sur le droit et les Constitutions, sur la Géopolitique et les relations internationales, sur la Turquie et son environnement régional et enfin sur le travail à l’international avec Jean Marcou. Textes scientifiques de science politique, de droit ou d’économie, analyses pointues, réflexions plus personnelles ou même poésie, les registres et perspectives disciplinaires variées que proposent ce volume témoignent d’un certain éclectisme qui est à l’image des relations que Jean Marcou a nouées durant sa carrière.

 

La journée s’est déroulée en deux temps. La matinée a été introduite par la directrice de l’Institut, Mme Sabine Saurugger, suivie par deux brèves interventions en forme de souvenirs émus et de témoignages d’amitiés de deux anciens directeurs de l’IEP, Henri Oberdorf et Jean-Charles Froment, qui ont chacun partagé des moments importants avec Jean Marcou lequel est revenu sur quelques moments de sa carrière, rappelant une de ses maximes scientifiques : « Il n’y a pas de bonne recherche sans résolution d’énigme ».

 

En seconde partie de matinée, l’auditoire a eu le privilège d’écouter Ahmet Insel, Professeur émérite d’économie à l’Université Panthéon-Sorbonne (Paris 1) et à l’Université Galatasaray, qui a livré une analyse contrastée sur le thème « Guerre et Paix au Moyen-Orient ». Une région du monde en proie à des conflits variés qui trouvent leurs origines dans un entrelacs de relations complexes avec l’Occident d’abord, mais aussi de mutations accélérées aux plans sociaux, économiques, culturels et démographiques, et d’une trajectoire politique chahutée par les idéologies nationalistes et islamistes. En somme une géographie politique « intenable » ou la somme des frustrations, notamment chez les peuples lésés comme les Palestiniens et les Kurdes n’a d’égal que la harangue violemment anti-occidentale du nationalisme religieux. Mais alors, la paix est-elle encore possible au Moyen-Orient ?

 

Les Etats issus des accords Sykes-Picot (1916) n’ont jamais réussi à être en adéquation avec leur diversités ethniques et religieuses. L’autoritarisme prévaut lorsque la minorité tient le pouvoir (sunnite en Irak, alaouite en Syrie) avec un processus d’inversion après leur renversement. Prédomine donc un modèle d’Etat-nation basé sur une identité ethno-nationaliste après épuration des minorités (avec l’exception multiconfessionnelle du Liban). Israël n’est du reste pas loin de ce modèle avec l’expulsion des Palestiniens en 1947-48 et de ce que la guerre à Gaza a montré. Cela a eu pour conséquences des effondrements d’Etats, parfois au terme de guerres permanentes (l’Irak baathiste contre ses Kurdes), une privatisation de la violence mélangeant des mouvements nationalistes, indépendantiste voire terroriste (de l’OLP, PKK, au Hezbollah…) avec une récurrence d’interventions étrangères propageant/redoublant l’instabilité. En outre, la violence renforce les référents identitaires partout et la dérégulation de la violence permet l’utilisation de proxies par nombres d’acteurs étatiques dans la région. La paix est donc difficile à voir notamment après la destruction de Gaza, les opérations militaires turques en Syrie et en Irak à sa frontière sud, les interventions militaires israéliennes au Liban (destructions civiles massives) ou en Syrie (destructions militaires ciblées massives, tentations expansionnistes). Tous sont convaincus que leurs existences individuelles, ethniques, communautaires, nationales ou étatique sont menacées. Au niveau international les choses vont encore plus mal avec l’implosion de l’ONU et la réussite des opportunités d’aubaine de la part d’acteurs étatiques. L’angoisse existentielle s’est répandue notamment si l’on songe aux menaces du nouveau président américain à ses alliés (Canada, Danemark). L’indétermination devient donc globale. Or face à elle, seul le droit international peut servir de boussole dont les organisations internationales sont les références… si toutefois leurs fondateurs sont prêts à en respecter les décisions.

 

Dans la seconde partie de la journée, une table ronde a rassemblé plusieurs chercheurs autour de Jean Marcou. Outre Ahmet Insel qui présidait la table-ronde, il y avait Jean-Paul Burdy, historien et enseignant-chercheur à Sciences Po Grenoble, Hisham Mourad, Professeur à l'Université Française d'Egypte, Daniel Meier, politiste et titulaire de la chaire Professeur junior GMO-Borders à Sciences Po Grenoble, Zakaria Taha, Maître de Conférence en civilisation arabe à l'UGA, Jamil Sayah, Professeur de Droit public à l’UGA. Les échanges ont porté sur les conflits actuels que traverse la région, ainsi que sur les perspectives d’évolutions géopolitiques à court-terme. Le développement qui suit résume le contenu de ces échanges.

 

Analyse des conflits en cours au Moyen-Orient et perspectives.

L’année qui a suivi le 7 octobre 2023, date de l’opération « déluge d’al-Aqsa » lancée par le Hamas contre plusieurs villages et kibboutz israéliens proches de la bande de Gaza faisant environ 1 300 morts, a été marquée par un changement du paysage géopolitique au Moyen-Orient. Si ce changement tient à des évolutions internes (réponse militaire israélienne à Gaza, confrontation entre Israël et l’Iran, piraterie des Houthis en mer Rouge, attaques militaires israéliennes au sud du Liban, attaques militaires turques au nord de la Syrie, tentative de solution politique turco-kurde en Turquie, chute du régime de Bachar al-Assad entre autre), il tient aussi à une modification des équilibres internationaux qui prévalaient jusqu’alors. La guerre sur la bande de Gaza a souligné l’absence de volonté et/ou l’incapacité des pays européens et des États-Unis à s’investir diplomatiquement pour freiner le déchainement de violence de l'armée israélienne contre la population de Gaza, qui a fait à ce jour plus de 45 000 morts dont une majorité de civils, sous prétexte d'éradiquer le Hamas. Dans le même temps, l’échec des organisations internationales à faire valoir le droit international ouvre une nouvelle ère pour les relations internationales sous le signe de la faiblesse de ces mêmes organisations internationales et de l’avènement des « relations bilatérales à géométrie variable » selon l’expression utilisée par Ahmet Insel. La continuation de la violence à Gaza et l’intensification de la colonisation en Cisjordanie s’alignent avec la massification, jusqu’en Cisjordanie, du soutien des Palestiniens au Hamas perçu comme seul garant de leur sécurité. La dislocation de l’Autorité Palestinienne et les querelles entre le Fatah et le Hamas jouent aussi au profit de ce dernier. Ainsi, si le Hamas sort affaibli de la guerre à Gaza, son influence reste forte, voire plus forte qu’avant le 7 octobre, contribuant à l’extrême polarisation du conflit. Si la radicalisation des forces politiques investies dans ce conflit se vérifie, la radicalisation des populations est aussi notable, d’une part en Palestine avec le soutien élargi au Hamas, et d’autre part en Israël avec le soutien massif aux actions militaires israélienne et aux pratiques de colonisation en Cisjordanie. Par ailleurs, l’ouverture (ou la réouverture) de nouveaux fronts par l’armée israélienne (sud du Liban, Golan) éloigne, encore une fois, les perspectives de paix.

 

La chute du régime de Bachar al-Assad le 8 décembre 2024 provoquée par l’offensive du mouvement salafiste Hayat Tahrir al-Sham (HTS) a rebattu les cartes en Syrie et au niveau de toute la région. Dans ce contexte, le nord de la Syrie est devenu le théâtre d’affrontements turco-kurdes intensifiés, avec d’un côté les milices financées par la Turquie constituant l’Armée Nationale Syrienne (ANS) et de l’autre les Unités de Protection du Peuple (YPG) principalement, forces armées kurdes liées à l’Administration Autonome au Nord et à l’Est de le Syrie (AANES). Si la Turquie peine tout de même à fidéliser les mercenaires de l’ANS, elle continue aussi à mobiliser ses propres forces armées à des fins de déstabilisation des Kurdes de Syrie. Dans le même temps, la Syrie est aussi un espace de voisinage inédit entre la Russie (installations navales de Tartous, base militaire de Hmeimim) et les États-Unis (base militaire de al-Tanf). À cet égard, l’arrivée à la Maison Blanche de Donald Trump le 20 janvier 2025 installe une incertitude à propos de l’avenir de cette présence militaire étasunienne en Syrie. Le seul contre-pouvoir institutionnel face aux décisions du nouvel entrant à la Maison Blanche sera le Pentagone rappelle Jamil Sayah. Les corps diplomatiques des pays européens peinent, de leurs côtés, à se réjouir de la libération « des Syriens [par] des Syriens », selon l’expression de Daniel Meier, et perçoivent principalement l’arrivée des rebelles à Damas sous le prisme de leurs agendas intérieurs, dont la question des réfugiés syriens en Europe et celle des jihadistes d'origines européennes dans les prisons syriennes. Cette dernière préoccupation a justifié l’adoption d’un langage de « diplomatie des minorités » comme l’explique Zakaria Taha, notamment en direction des Kurdes – ces derniers étant les gardiens des prisons où est enfermée une grande partie des djihadistes de l’État Islamique – et des populations chrétiennes, dont la protection est profitable sur le plan intérieur pour les gouvernants européens. Dans ces conditions, la question de la levée des sanctions qui pèsent sur l’économie syrienne ainsi que celle de l’appui européen à la reconstruction et au lancement du processus transitoire en Syrie ont été éludées. Seule éclaircie dans le ciel assombri du Moyen-Orient, le cas syrien ouvre la voie à de nouvelles possibilités en terme de « modèle » à suivre, « modèle » qu’il est tout de même difficile de caractériser à ce stade.

 

Quel ‘modèle’ pour les pays du Moyen-Orient ?

Au moment des révolutions arabes de 2011, le « modèle turc » à la fois islamique et laïc, était largement plébiscité par la rue, comme l’explique Jean Marcou. Lors de sa tournée en Égypte, en Libye et en Tunisie, le chef d’État turc, Recep Tayyip Erdoğan, alors Premier ministre avait défendu l’« État laïc », renforçant son image très positive mais approfondissant son désaccord avec les Frères Musulmans égyptiens. En cela, si les révolutions de 2011 étaient la manifestation d’une volonté d’amélioration des conditions de vie des populations de la région, elles étaient aussi la voix d’une volonté de démocratisation rappelle Zakaria Taha. La disparition progressive de ce « modèle turc » est concomitante à la multiplication des exemples de dé-démocratisation par le retour des autoritarismes dans la région. La faiblesse institutionnelle et la confusion des pouvoirs exécutif et judiciaire apparaissent comme la première manifestation de cette dé-démocratisation. Hisham Mourad rappelle qu’en Égypte, les pratiques des détentions administratives (détentions sans jugements) par le pouvoir militaire se multiplient. De son côté, la Turquie décompte un grand nombre de détenus politiques, particulièrement depuis la tentative de coup d’État de juillet 2016 et les purges anti-güllenistes conduisant au « verrouillage du pénal » par le pouvoir exécutif comme l’explique Ahmet Insel. Ce phénomène en Turquie est amplifié par l’accroissement sans précédent de la pratique de la corruption dans les milieux judiciaires et douaniers. En Israël, la réforme judiciaire proposée par Benjamin Netanyahu au début de 2023 a provoqué un tollé au sein de la population israélienne, soulignant l’attachement de la population aux institutions démocratiques du pays. Pourtant, cet attachement ne constitue pas une garantie de capacité ou de volonté des institutions israéliennes à contrer les violations du droit international par l’armée israélienne à Gaza. La pénétration du pouvoir judiciaire par le pouvoir exécutif et/ou la faiblesse institutionnelle sont à la fois la cause et la conséquence de l’installation de pouvoirs hégémoniques, notamment dans les démocraties les plus affirmées de la région (Turquie, Israël). Ainsi, les récits gouvernementaux contre les « ennemis intérieurs », particulièrement en Turquie avec les Kurdes et en Israël avec les Palestiniens, deviennent eux aussi hégémoniques et trouvent de solides relais au sein des populations.

 

Dans ce contexte de dé-démocratisation, quels seront les « modèles » suivis de part et d’autre de la région dans les années à venir ? En Syrie, si la crainte des pays européens quant au caractère djihadiste de HTS est confirmée, les observateurs sur le terrain notent une « déradicalisation » « par le haut », selon l’expression de Patrick Haenni, suite à une autonomisation du groupe vis-à-vis d’Al-Qaida, donc une distanciation de sa composante idéologique djihadiste transnationale. À l’inverse des Frères Musulmans qui se sont rapidement placés contre les femmes et les Coptes lorsqu’ils ont dirigé l’Égypte en 2012-2013 comme le rappelle Hisham Mourad, HTS a montré durant sa gouvernance d’Idlib depuis 2017 une pratique du pouvoir plus inclusive à l’égard des minorités. Cependant, si le nouveau pouvoir central syrien a tenté de poser plusieurs garanties à la faveur de la mise en place d’un processus transitoire démocratique et inclusif, l’incertitude persiste quant à l’application réelle de ces normes démocratiques, non seulement par le pouvoir central mais aussi par les pouvoirs locaux. Du côté palestinien, le « modèle » reste écartelé entre le Hamas ou l’impasse. Si la possibilité de voir éclore une troisième voie semble difficile à envisager, notamment dans un contexte de désengagement des pays en soutien à la cause palestinienne (la Ligue Arabe principalement), Jamil Sayah considère qu’il reste tout de même à espérer le développement d’un mouvement civil palestinien ayant la volonté et la capacité de faire pression et de négocier la paix.  Au Liban, comme le note Daniel Meier, l’élection d’un nouveau Président de la République au moment où s’est tenu cette table-ronde, n’offrait aucune garantie de sortie du marasme lié aux dérives du confessionnalisme politique qui caractérise le pouvoir depuis la fin de la guerre civile en 1990. Enfin, en Iran, Jean-Paul Burdy explique que le régime se retrouve en déroute face à son impopularité, d’une part en raison des questions de moeurs (le régime a suspendu l’application d’une loi sur l’obligation du port du foulard islamique) et d’autre part en ce qui a trait aux mauvaises conditions socio-économiques subies par la population. Il est ainsi important de prendre en compte la capacité populaire à influer sur les « modèles » politiques futurs, c’est-à-dire à forcer la redirection ou la refonte des régimes. Par ailleurs, l’attribution de la responsabilité des mauvaises conditions socio-économiques aux alliances extérieures de l’Iran rendent la politique étrangère iranienne impopulaire dans le pays. On peut entendre des slogans tels que « Ni Liban, ni Gaza, l’Iran d’abord ». En cela, Jean-Paul Burdy explique que le régime iranien se retrouve contraint à rediriger sa politique étrangère vers des objectifs moins ambitieux et plus bénéfiques sur le plan interne notamment dans la mesure où la chute du régime de Bachar al-Assad a illustré la propension des régimes à tomber sous les conséquences de leur propre autoritarisme.

 

La faiblesse des organisations internationales, des pays européens et des États-Unis dans leur capacité et/ou volonté à faire respecter le droit international à Gaza a ouvert une nouvelle ère de dérégulation de la violence, comme l'écrit Ghassan Salamé dans son dernier ouvrage « La tentation de Mars », et d'un risque de montée en puissance des « petites Spartes » voulant imposer leur agenda par la force. Sur les fronts militaires, les participants s’accordent sur le fait que le statu quo va prévaloir à court terme en l’absence de « revitalisation du droit international », c’est-à-dire en l’absence d’arbitrages et de justice. Dépasser les clivages entre « victimes » et « bourreaux », dans lesquels les appartenances communautaires et/ou religieuses sont instrumentalisées, à travers la mise en place de mécanismes de justice transitionnelle pourrait constituer une opportunité de pacification de la région.